04/03/2024
Le Diable prend des masques
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Faire son deuil du Mal est un travail, il s’agit de ne pas le rater. D’autant plus que le diable prend des masques, qu’il se cache sous des litotes. Où est-il encore passé, celui-là ? Dans quel trou noir plus noir que lui ?… On pourrait se croire dans une grande lutte bizarre, sans adversaires véritables ; dans une grande affirmation à répéter, à rabâcher, à consolider sans cesse, et avec d’autant plus d’acharnement qu’elle n’a pas de contraire bien évident… Mais raison de plus ! Allons-y ! Nous avons besoin d’émotions fortes. Où les trouverions-nous sinon à travers nos souvenirs en simili, en rétrospectives, en rappels ? Fantômes de coupables à faire sortir ! Encore un effort ! Du cran ! Vous n’avez pas trop peur, j’espère ? Rendez-vous alors au portillon. Grimpons dans ce wagon rouge pivoine. Pieds calés, mains cramponnées, c’est le départ du convoi infernal. On va vous en faire voir de toutes les couleurs. La volupté de l’horreur à l’état pur, avec l’estomac en bouillie, le cœur à cent quarante, le grand saut dans le vide, tout là-haut, sur des loops de trois cent soixante degrés au milieu des cris de panique…
Cela dit, n’allez pas me faire sous-entendre ce que je n’écrirai jamais. La formule magique aujourd’hui, si on veut espérer avoir la paix, consiste à déclarer d’emblée qu’on n’a rien contre personne, et d’abord contre ceux qu’on attaque. C’est un Sésame indispensable. "L’auteur tient à préciser que personnages, lieux, événements, n’ont aucun rapport avec la réalité…" Il va donc sans dire que je suis pour, définitivement pour toutes les bonnes causes ; et contre les mauvaises à fond. Et puis voilà. Et puis c’est tout. Et ça va bien mieux en le disant. Pas d’histoires ridicules : l’évidence. Je suis pour tout ce qui peut advenir de bon et contre tout ce qui existe de mauvais. Pour la transparence contre l’opacité. Pour la vérité contre l’erreur. Pour l’authentique contre le mensonge. Pour la réalité contre les leurres. Pour la morale contre l’immoralité. Pour que tout le monde mange à sa faim, pour qu’il n’y ait plus d’exclus nulle part, pour que triomphe la diététique.
Ne me faites pas prétendre des choses.
C’est le destin du Mal, seulement, sur lequel il me paraît instructif, au milieu de ce déluge de bienfaits qui nous comble de toutes parts, de se pencher quelques instants, ainsi que nous allons tenter de le faire. C’est son devenir, c’est son avenir… Où a-t-il bien pu glisser ? Dans quelle trappe ? Qui en soutient les postulats ? Qui souffle l’haleine du scandale ? Où crépitent les plaisirs de l’enfer ? Qui aboie encore de vraies horreurs ? Je ne vois plus partout que politesses, discrétions d’approches, flatteries, minauderies et camouflages… Grandes aspersions à l’eau bénite… Pour ne plus tomber dans les travers, des philosophes, en Italie, ont même essayé d’inventer une nouvelle idéologie sans danger, un nouveau schmilblic conceptuel fait de bouts de Nietzsche ou Heidegger minimalisés jusqu’à la corde : la "pensée faible" ça s’appelle. Le Faiblisme. C’est touchant. Enfin une vision du monde sans colorants ! Pas une idée qui dépasse l’autre ! En France même, l’actuel Président [ François Mitterrand], pour se hisser là où on le voit, a dû se faire limer les dents ; personne n’en voulait tant qu’il arborait ses canines vampiréennes.
Tous les antagonismes vidés de substance sont rhabillés pour les parades. Les certificats de bonnes vie et mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus. Même les racistes, aujourd’hui, se veulent antiracistes comme tout le monde ; ils n’arrêtent pas de renvoyer aux autres leurs propres obsessions dégoûtantes. "C’est vous ! – Non, c’est vous ! – Pas du tout ! » On ne sait plus qui joue quel rôle. Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur."
Bernard de Mandeville, qui s’attira pas mal d’ennuis pour avoir tenté de montrer que ce sont souvent les pires canailles qui contribuent au bien commun, constatait déjà, au XVIIIe siècle, dans sa Fable des abeilles :
"Une des principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c’est que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce qu’ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce qu’ils sont." On les comprend. S’ils faisaient le contraire, les malheureux, ils ne sortiraient plus de prison.
Philippe Muray, "Les dieux sont tombés sur la terre" in L'Empire du Bien
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Commentaires
Jubilation quand tu nous tiens!
Écrit par : marianne | 04/03/2024
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