08/03/2024
Avoir la foi se ramène désormais à avoir foi dans le Spectacle...
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« Nous vivons dans une atmosphère de religiosité acharnée ; pas la vieille religion, bien sûr, l’athéisme ne cesse de grandir, l’indifférence se répand, les croyances définies d’autrefois (celles qui, parce qu’elles étaient réellement folles, justifiaient la folie religieuse) ont plus ou moins disparu. Notre religion à nous est encore beaucoup plus délirante. Avoir la foi se ramène désormais à avoir foi dans le Spectacle.
Toutes nos guerres se déroulent après la bataille (la vraie, la dernière, celle qui a vraiment opposé le Mal au Bien entre 40 et 45). On nous a conduits, pendant le crypto-conflit du Golfe, à la contemplation de l’horreur pure comme des enfants grimpent dans le Train Fou, affrontent la Montagne du Tonnerre, essuient les attaques foudroyantes des Pirates des Caraïbes retransmises sur grand écran. Saddam Hussein lui-même, au début, en jouant sur la bonne corde sentimentale, a prouvé qu’il avait bien compris à quel point nous adorions nous faire peur, et avec quel type précis d’images. Tout le monde le décrivait alors comme un expert en médias, un super-télémachiavel. C’était à mon avis très incomplet ; il s’est surtout montré excellent connaisseur de notre culte philanthrope. Souvenez-vous de ses répugnantes mains de boucher tripotant les cheveux blonds du petit Anglais [ Le 9 août 1990, l’Irak avait fermé ses frontières, retenant de fait près de 10 000 ressortissants des pays occidentaux. Le 18 août, il annonçait que les ressortissants des "pays hostiles" seraient "invités" à rester dans le pays, et seraient "hébergés" sur des sites stratégiques, devenant ainsi les boucliers humains du régime. Le 23 août, pour montrer que ses "hôtes" étaient bien traités, Saddam Hussein apparut à la télévision en compagnie de ressortissants britanniques. C’est à cette occasion qu’il caressa familièrement la tête d’un garçonnet terrorisé (N. d. É.). ] (il essaiera de recommencer un coup du même ordre, pendant la guerre elle-même, en prétendant qu’une de ses usines bombardées était une fabrique de lait pour bébés). Quelle séquence d’anthologie ! Quel morceau de bravoure provocatoire à étudier, dans les cinémathèques de l’avenir, lorsque tout cela sera bien fini !
Inutile, donc, de s’étonner du comportement du public, dès le début des hostilités. Si les téléspectateurs, au plus léger signal, se sont bousculés dans les supermarchés pour stocker les nouilles et le sucre comme s’ils rejouaient l’Occupation, c’était d’abord en hommage à la référence 39-45 omniprésente dans les discours (Saddam-Hitler, "mourir pour Dantzig", "Ligne Maginot" irakienne au Koweit, etc.). Dans le Midi, paraît-il, on a acheté des armes en masse (sans qu’on sache très bien contre quoi, ou contre qui, elles devaient servir). Enfin, on a participé. On a prouvé qu’on y croyait. On a eu peur quand il fallait, on est resté chez soi par crainte des attentats, on a renoncé à prendre l’avion, on a presque cessé de consommer. Des tas d’industries ridicules, agences de voyages, immobilier, magasins de vêtements, bagnoles, ont failli péricliter.
Les rues de Paris se vidaient à heure fixe, dès le soir tombé, c’était beau, on ne croisait plus que des incroyants.
"Le débat religieux, constatait déjà Valéry, n’est plus entre religions, mais entre ceux qui croient que croire a une valeur quelconque, et les autres."
Ah ! la dévotion des Charitables ! De nos jours, ce sont les chanteurs, comme on sait, ce sont les acteurs, les sportifs, les "créatifs" de la pub, qui sont passés maîtres dans cet exercice d’apologétique spectaculaire. Ils vous matraquent leur emballement dans un seul souffle, avec un tel enthousiasme, ils s’engagent avec une telle ferveur contre la drogue, la myopathie, les inondations, la famine dans le monde, pour les droits de l’homme, le sauvetage des Kurdes, et sur un ton si convaincant, et avec une telle émotion, que vous avez presque l’impression, une seconde, à les voir foncer si courageusement par tant de brèches inexplorées, qu’ils ont découvert ces causes tout seuls. Quel spectacle palpitant ! Ô Trémolo Business vertigineux ! Ô Aventuriers du Bien Perdu ! Ô SOS Portes Ouvertes ! On s’évanouit ! C’est trop ! Pitié !
Bien sûr, tout cela n’est que bluff cynique, pur effet de discours encore une fois, leurre de charité crapuleux, contrefaçon de bienfaisance. Comme ces chars trompe-l’œil en plastique, ces lance-missiles en résine de verre, ces avions en contreplaqué, toutes ces poupées gonflables sur lesquelles les Américains, dans le désert d’Irak, furent invités à s’exciter (mais sur quoi pourrait-on s’exciter lorsqu’il ne reste que des leurres ?)… Quand ce livre paraîtra, qui se souviendra encore des Kurdes ? Qui se souvient déjà de Beyrouth ? De Bucarest et de sa "révolution trahie" ? Mais qui se rappelle les imprécations, dans les années 70, contre le sort des prisonniers de droit commun ? L’indignation unanime contre l’univers carcéral ? Le Grand Enfermement ? Les QHS ? Tout a disparu d’un coup d’un seul, comme ces immeubles explosés sur place, résorbés dans leurs propres décombres sans que rien alentour soit touché. Et les fous ? Les merveilleux "schizos" d’avant-garde d’il n’y a même pas vingt ans ? Dans les poubelles eux aussi ! Loi implacable de la Machine ! Rotation des collections ! L’Éphémère est roi ! Les bons sentiments suivent les mouvements de la mode, comme le reste, ils sont "couture" comme tout le monde. De la sape, la Charité a le charme léger, les clins d’œil, le côté déstructuré, vous pouvez la porter feuille morte, sans manches, décontracté pour balades à travers la ville, en crêpe de soie lavée, en blazer coordonné à une jupe-culotte. Les victimes sont "jetables", à la façon de nos petits briquets. On leur fait faire le tour du pâté de médias et puis ça va. Kurdes, délinquants, Libanais, même combat : tous reines d’un jour. Trois petits tours et aux suivants ! »
Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien
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