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19/03/2024

Le marmonnement de la grande ferveur des bien-portants...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Écoutons un peu le marmonnement de la grande ferveur des bien-portants. Ils nous veulent tous concernés, sommés d’adhérer, responsabilisés, transformés en militants, en agents hospitaliers. Le projet thérapeutique a triomphé. Seul notre argent, il y a encore dix ans, intéressait les vampires ; depuis, les écrous se sont resserrés : maintenant c’est nous tout entiers, du bulbe aux tripes, qu’ils avalent, tout notre avenir, notre santé, aussi bien mentale que physique.

Attardons-nous quelques minutes dans l’Espace Gym et Beauté, l’un de nos préférés, c’est logique. Quatre-vingt-dix appareils au moins de musculation acharnée ! Sauna-parc. Jacuzzi. Soins bio-marins en cabine. Cardioprogramme. Etc. Nous voilà donc chez les tordus de la Forme, c’est-à-dire tout le monde de nos jours. Ah ! ici il faut se surveiller ! Nous entrons dans le Sanctuaire du Devoir. Écrasons nos cigarettes. "Abus dangereux !" Loi du 9 juillet 1976 ! "Ayez soif de modération !" Depuis que le principe a été accepté que nos actes ont des effets, non seulement sur nous-mêmes bien sûr, mais aussi sur les autres, surtout sur eux, le gardiennage hygiéniste et moral ne se tient plus, le pouvoir spirituel des "hommes de science" ne se sent plus aucune limite. Le terrorisme du bien-être est l’une des ultimes tortures que pouvait encore inventer, afin de se croire un peu vivant, un monde qui a senti retomber sur lui la paix des cimetières consensuels.

Je considère, pour ma part, la trouvaille du "tabagisme passif" comme une des grandes conquêtes du temps présent, il va falloir la généraliser, l’étendre, l’appliquer à d’autres domaines, la faire passer un peu partout, dans des régions moins étriquées. Grâce à cette petite campagne qui ne fait que commencer, en vertu de ce fameux concept qui, dans l’escroquerie, frise l’extase, on peut déjà légitimement envisager de traiter enfin les fumeurs comme ils le méritent, avec autant de délicatesse peut-être, avec autant de tact que jadis, par exemple en Amérique, les Noirs, les Indiens, Sacco, Vanzetti, pas mal de gens… J’ai un peu honte, bien entendu, de m’attarder dans de tels bas-fonds ; mais puisque c’est là que sont nos tabous, il faut aller les ramasser.

Pas de liberté pour les amis de la liberté. Moyennant quelques légères corrections, c’est par une rhétorique du même genre que l’on se demande régulièrement si quelqu’un comme Sade n’aurait pas des effets pernicieux sur ses lecteurs ; et même peut-être, par ricochet, sur ceux qui n’en flaireront jamais une page… Et on se le demande si fréquemment, et avec de si bons arguments, qu’on finira par le réinterdire : vous vérifierez ce que je vous raconte ! Aux États-Unis, le mouvement féministe prête main-forte à la majorité morale pour trouver ensemble de bonnes raisons d’en finir avec les pornographes et avec leurs écrits infernaux ; lesquels signifient, je cite scrupuleusement, "viol, torture, meurtre, asservissement à l’érotisme et au plaisir"… Bon Dieu de bon Dieu !
L’asservissement à l’érotisme et au plaisir ! Voilà le scandale effroyable !… Selon un projet de loi antiporno récent, désormais l’auteur d’un livre mettant en scène un viol, par exemple, ou n’importe quel épisode "sexuellement explicite" (c’est la formule ravissante), pourrait se retrouver poursuivi en dommages et intérêts si quelqu’un, par malheur, commettait précisément un viol après avoir lu le livre en question. Pas de liberté, je le répète, pour les amis de la liberté. Et mille autres projets sur le feu… Ici, ailleurs, un peu partout… Du même métal guillotineur… Du même béton philanthrope… : Mais je me suis laissé dériver. Je reviens à mes joyeux ravages. Le projet thérapeutique, le complot prohibitionniste actuel, consistent donc à transformer une majorité d’entre nous en militants de la Vertu, contre une minorité d’attardés, provisoires représentants du Vice qui seront liquidés peu à peu. La diététique a tranché : tout ce qui ne collabore pas au Bien nutritionnel collectif, c’està-dire à la survie anonyme, tout cela doit être liquidé. Le fanatisme de la Santé compte sur l’enthousiasme que la majorité d’entre nous ressent, et pour ainsi dire par nature, devant toute perspective nouvelle de servitude volontaire. Et ça marche ! C’est formidable ! Ça court ! Ça vole ! Ça milite ! C’est la dépossession par la joie ! Votre existence va quelque part ! On ne sait pas où, mais elle y va ! Elle signifie quelque chose !

Conservez-vous ! Reproduisez-vous ! Renoncez à vos caprices ! Plus de pertes de temps ni d’énergie ! Plus de dilapidations inutiles qui vous détourneraient du principal ! Au service de l’espèce ! Garde-à-vous ! Au rapport ! Aux ordres du Consensus ! Toujours ! »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

C’est rigolo un type qui critique les lois contre le tabagisme et qui va mourir peu après d’un cancer du poumon.

Écrit par : Brindamour | 19/03/2024

Brindamour, ce qui est rigolo c’est que vous ne reteniez que cette chose-là de Philippe Muray.

Écrit par : Anne | 19/03/2024

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