26/03/2024
Eliminer les incohérences, les exceptions...
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« L’air du temps cherche tout ce qui unit. Rien n’est écœurant comme cette pêche obscène aux convergences. Nous vivons sous une arrogance puritaine comme on en a rarement vu ; sauf avant 89, peut-être, lorsqu’on fondait à l’évocation de la simplicité des mœurs rustiques, quand on faisait bâtir dans les jardins des temples à l’Amitié et à la Bienfaisance, quand Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre prêchaient l’amour de la vie sauvage, un peu comme Michel Serres, aujourd’hui, la religion des sites naturels et la mise en quarantaine "en tant que néo-incroyants" de ceux qui laissent partout des papiers gras sur leur passage ("qui n’a point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent")… Ah ! cet impayable "Contrat naturel" super-cordicole de Serres, l’Alphonse Daudet de la néoépistémologie médiatisée saisi par la débauche écologique ! Le Petit Chose du Concept devenu académicien ! Toute la pensée, toute la philosophie du monde asphyxiées dans un seul calamiteux effet de Serres ! Réduites à ces néo-lettres de mon moulin !…
L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’ "auteurs", au lieu de "livres", on pourrait peut-être se divertir. Toute entreprise d’envergure a toujours été, dans ce domaine, par un bout ou par un autre, franchement démoralisatrice, saccageuse de pastorale. Voyez les niaiseries de chevalerie pulvérisées dans Cervantès ; ou encore la "chimère" religieuse à son plus haut point d’hégémonie pourchassée par Sade de bout en bout ; ou le parti dévot dans Molière… Non, aucun grand écrivain n’a jamais accepté, quels que soient les dangers, de descendre de la constatation des données de la société à l’apologie de la nécessité de cette dernière.
Et même certains trompent bien leur monde. Ils s’avancent voilés d’autant d’innocence que les piétés qu’ils veulent démettre. Ennuagés, souriants, sucrés, ils ont l’air de parler le langage de l’ennemi, de transpirer son Idéal ; ils le piègent lentement du dedans, en réalité, par manœuvres vicieuses et suaves, ils le piratent par la douceur. Aux idylles désarticulées par le rire de "Don Quichotte", répondent pour moi et en sourdine, par exemple, les contes de fées détournés, les "nursery rhymes" pillés, engorgés jusqu’à la thrombose, dans "Alice au pays des merveilles", par la dérision de Lewis Carroll. Ce n’est sûrement pas la même tactique, mais c’est la même stratégie. Il m’est toujours apparu flagrant que le "nonsense" carrollien rongeait comme une écume acide le sirop de l’universelle religion poétique et pédophilique, qu’il était le vitriol ingénu de cette province du Consensus.
Malheureusement tout va très mal. Défriser l’être n’est pas ce qui plaît le plus actuellement. Il y aurait bien des nouveaux Billancourt à désespérer, pourtant ! Tous les jours ! Le Vidéobazar de la Charité ! La Vision Téléthon du monde ! Le Paysage Caritatif Français ! Le Bal global des Cordicoles ! L’embarras du choix ! A vous de piocher !
Tiens, revenons cinq minutes en arrière, sur un épisode oublié, vieux comme la Guerre de Cent Ans. Minuscule mais instructif… L’ennui, avec l’actualité, l’ennui avec les "événements", c’est qu’ils sont déjà tellement insignifiants par eux-mêmes, tellement déconsidérés d’avance, qu’on se déconsidère à son tour à essayer d’avoir leur peau. Enfin tant pis, ne fléchissons pas. Comme dit Stendhal quelque part : "Je note des niaiseries parce que ce sont pour moi des découvertes."
Redécouvrons donc, cinq minutes, cet épisode d’avant le déluge : la tentative étatique, en France, il y a quelques mois à peine, de réforme de l’orthographe [En octobre 1989, Michel Rocard, alors premier ministre, créa le Conseil supérieur de la langue française, dont le but était de conseiller le gouvernement sur « les questions relatives à l’usage, à l’aménagement, à l’enrichissement, à la promotion et à la diffusion de la langue française en France et hors de France et à la politique à l’égard des langues étrangères ». Les rectifications orthographiques furent publiées au Journal officiel le 6 décembre 1990 : elles sont officiellement recommandées, sans être obligatoires (N. d. É.)]. Il aurait fallu des talents d’analyse dont les adversaires de ce coup de force étaient dépourvus à un degré vertigineux, hélas, pour repérer la bassesse infinie de l’idéologie sous-jacente à cette escroquerie avortée. Ce n’était pas sorcier pourtant, ça ne nécessitait pas trop d’efforts, si on voulait découvrir le bout du nez de l’Ennemi Cordicole pointant derrière les meilleurs arguments. Qu’est-ce qu’il disait donc, le "réformateur" à qui on n’avait rien demandé ? Qu’il fallait liquider "Y incohérence". Les incohérences. Les exceptions. L’Exception.
L’Exception en soi. Ah ! Nous y voilà ! L’Exception ! L’adversaire mortel de la Norme. L’empêcheur de simplifier, de niveler la langue jusqu’à l’os dans le but de "résorber l’échec scolaire", et surtout dans la perspective de la grande bataille de demain, celle de "l’industrialisation informatique et de la traduction automatique par ordinateurs". Rien de plus droits-de-l’homme que ce programme. Rien de plus Intérêt Général. Rien de plus sympathiquement liquidateur des absurdités du passé. Le Bien contre le Mal toujours. Un seul monde, une seule musique, un seul espéranto purifié, un seul mode de communication enfin utilisable par tous, accessible à tous les esclaves, au-delà des divergences et des conflits… Rien de plus en phase profondément avec ces "tags" épidémiques par lesquels des dizaines de milliers d’inconnus affirment, depuis quelques années, leur droit légitime à s’ "exprimer", à sortir "ensemble", et "anonymement", de la masse des anonymes. La Fontaine est dépassé : dans le zoo cordicole de maintenant, les grenouilles en sont réduites à se faire plus grosses que les grenouilles ; comme il n’y a plus de paons depuis longtemps, les geais ne peuvent plus prétendre se distinguer qu’en se parant des plumes des autres geais. »
Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien
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Commentaires
Philippe Muray me fait hurler de rire,
Merci Capitaine Nebo!
Écrit par : marianne | 26/03/2024
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