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25/03/2024

Il n'y a plus de romanciers

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« J’ai l’air d’énumérer sans ordre. Dans un beau désordre, au moins, qu’on pourrait prendre pour un effet de l’art si on savait encore ce que c’est. Mais ces phénomènes méritent-ils mieux ? Je les vois venir comme ils veulent, je ne les choisis pas, je les laisse passer. J’épouse ce chaos, ce bazar, cette foire aux symptômes colorés. Je voudrais bien canaliser, éviter les embouteillages, mais que voulez-vous, tout se rue dans un même carnaval où il n’est plus possible de trier, depuis les dénonciations de "l’argent corrupteur", de la "jungle des OPA", du "gangstérisme" des affaires, jusqu’à la télé divinisée comme "instrument de dialogue" entre les générations, intégratrice des classes sociales, agent du mélange démocratique, de la grande Fusion finale unisexe, au terme de laquelle il n’y aura plus qu’une seule tribu planétaire de consommateurs asservis et ravis de l’être, en passant par le courageux engagement des jeunes pour la paix, pour les blousons Machin, contre les drogues dures, pour les valeurs hiphop, contre les infos malhonnêtes, contre la violence dans les cités aussi bien que dans les feuilletons japonais.

"Toujours la 'moralité', sans risque d’erreur, rirait Nietzsche à ma place, toujours les grandes paroles moralisantes, toujours les 'boum-boum' de justice, de sagesse, de sainteté, de vertu, toujours le stoïcisme de l’attitude."
Et aussi :
"Considérer les 'détresses' de tout genre comme un obstacle en soi, comme quelque chose qu’il faut 'abolir', voilà bien la niaiserie 'par excellence', et, en généralisant, un vrai malheur par ses conséquences, une funeste bêtise – presque aussi bête que serait la volonté d’abolir le mauvais temps, par pitié, par exemple, pour les pauvres gens."
Sauf que la comédie d’abolition du mauvais temps est mise en scène elle aussi, chaque soir, lorsqu’on vous raconte la météo en psychologisant l’anticyclone, en diabolisant telle pluie diluvienne sur le Cotentin, telle absence de neige dans les stations de sport d’hiver alors que la saison des skieurs vient de commencer, tel été pourri, telle sécheresse inadmissible, tel printemps glacé, autant de dérèglements qui, transposés en "moments de télé", deviennent d’évidentes atteintes aux droits climatiques de l’homme.
Mais le rêve, le vrai, c’est bien sûr l’abolition du temps tout court, la suppression consensuelle des avanies de la durée. Il n’y a déjà plus d’ "année", tout juste quelques mois plus ou moins maussades pendant lesquels on prépare le grand week-end du 1er mai au 31 août. Le reste est vécu comme un résidu, un bout de négativité à liquider, un à-côté de part maudite, une sorte d’archaïsme météorologique dont il serait urgent de se défaire.

Comment le goût du jour, l’esthétique de la période n’en seraient-ils pas changés de fond en comble ? Les mauvais sentiments ne représentent peut-être pas la garantie absolue de la bonne littérature, mais les bons, en revanche, sont une assurance-béton pour faire perdurer, pour faire croître et embellir tout ce qu’on peut imaginer de plus faux, de plus grotesquement pleurnichard, de plus salement kitsch, de plus préraphaélite goitreux, de plus romantique apathique, de plus victorien-populiste qui se soit jamais abattu sur aucun public. La réalité ne tient pas debout en plein vent caritatif. Un romancier véridique, aujourd’hui, serait traité comme autrefois les "porteurs de mauvaises nouvelles" : on le mettrait à mort séance tenante, dès remise du manuscrit. C’est pour cela exactement qu’il n’y a plus de romanciers. Parce que quelqu’un qui oserait aller à fond, réellement, et jusqu’au bout de ce qui est observable, ne pourrait qu’apparaître porteur de nouvelles affreusement désagréables.
La Littérature ? Il y a des Fêtes du Livre pour ça. »

Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien

 

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