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01/04/2024

C'est dangereux, le rire, au fond...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Le silence est en cours d’expulsion, comme l’incrédulité, comme l’ironie, comme le jeu, comme le plaisir. En Cordicolie, on ne rit pas, ou pas souvent, ou alors pour des raisons qui devraient plutôt faire pleurer. La société des "cadres", des loisirs, des "employés du tertiaire" adonnés à la communication, n’a plus tellement de motifs de se tordre.
D’abord on respecte bien trop de choses pour s’en moquer méchamment. C’est le rite qui est le propre de l’homme moderne, pas du tout le rire, plus du tout. Est-ce qu’on peut faire du bon comique avec des bons sentiments ? De quoi pourrait-on se tenir les côtes sur la Planète Compassion ? Qu’est-ce qui reste encore d’ironisable dans l’Empire égalitaire ? Le rire est autocrate de nature, cruel, perforant, dévastateur. "Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande", écrivait Sade ; le rire se chauffe la gorge du même bois. Quand tout est plus ou moins sacré, confituré dans les tendresses, quand toutes les causes sont déchirantes, quand tous les malheurs sont concernants, quand toutes les vies sont respectables, quand l’Autre, le Pauvre, l’Étranger, sont des parts touchantes de moi-même, quand rien n’est plus irréparable, même le malheur, même la mort, de quoi pourrait-on se gondoler ?

Ils sont très surveillés, maintenant, les comiques de profession, je ne voudrais pas être à leur place. On vient d’en annoncer une nouvelle vague, toute une fournée de rigolos, une génération quasi neuve de bouffons désopilants. Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Je les attends aux tournants. On va leur mesurer le dérapage au plus juste, au millimètre ; examiner leurs allusions ; fouiller dans leurs sous-entendus ; passer la loupe dans leurs silences. On peut leur souhaiter du plaisir. Les Américains, dans certaines de leurs universités, toujours plus conséquents, toujours bien plus logiques que nous, viennent de décréter qu’on méritait l’expulsion, désormais, pour avoir commis le crime de "rire de façon inappropriée"… C’est-à-dire de manière déplacée, non conforme, impertinente ; non consensuelle en quelque sorte ; anti-cordicole pour résumer. Rien de moins, rien de plus, que la définition même du rire. Il fallait bien que ça arrive. Le rire "inapproprié" ! Encore une nouvelle écroulante, un impayable trait d’esprit du génie cordicophile. Je vous laisse médite ! là-dessus. Environnés, bien entendu, de tous "les rires en boîte" qui sortent des émissions de télé…

C’est dangereux, le rire, au fond. C’est la même chose que le silence. C’est encore un peu trop individuel. Ça échappe aux contrôleurs. C’est une zone vague de liberté qu’il vaut mieux surveiller de très près. On ne peut plus laisser aux gens le soin de se divertir tout seuls. Pas davantage qu’on ne peut se payer le luxe de les laisser réfléchir… Rien n’a suscité plus de recherches, au XXe siècle, question cerveau, que les techniques de "lavage". Toutes les polices s’y sont mises, et aussi les sectes à gourous. Mais avec la musique généralisée, plus besoin de complications, on a trouvé le vrai système, la bonne lessiveuse cérébrale, l’armement anti-individu que nul n’osait plus espérer. Je sais bien qu’il ne faut pas dire ces choses, c’est beau la musique, c’est comme la mer, c’est comme le soleil, la poésie, la fraternité, les animaux en liberté. C’est frais, c’est spontané, c’est la vie même. Assez de critiques ! De malveillances ! Il faut apprendre à tout aimer, si on veut survivre un peu, depuis les décibels quadrilleurs d’espace vital des appartements jusqu’aux "mwouaaiiiiinn !" vrillants des sirènes d’alarme partout détraquées en chœur, sans oublier les harmonies dans lesquelles on tente de vous noyer, au téléphone, sous prétexte de vous faire patienter, de vous transférer d’un service à un autre… Assez de réticences ! Pas de nostalgies ! Vive le Titanic quotidien !

Surtout que de nouvelles tortures délectables sont en train de nous pendre au nez. De nouvelles torpilles nous visent. "Les outils de la communication mobile se multiplient !" Réjouissance générale à Cordicopolis. "De nouvelles 'proximités' se précisent !" Tous les esclaves sautent de joie ! "Demain chacun de nous sera joignable, où qu’il se trouve, à tout moment !" Voyez notre catalogue complet, l’Alphapage obligatoire, l’Eurosignal pour toutes les bourses, le Fax, la mallette "Intégrale" Supervisor (micro ordinateur + imprimante + modem + télécopieur + disque dur), le Radio Icom IM 4 Set., les Inmarsat, le téléphone baladeur !… Quand je pense que les relations amoureuses de Flaubert et de Louise Colet ont commencé à se détériorer à cause du "progrès", déjà, des "communications" (l’ouverture de la ligne Paris-Rouen, en 1843, raccourcissant soudain désastreusement les distances) ! Ils ne connaissaient pas leur bonheur !
Etre "loin", où que ce loin soit, n’a plus aucun sens. Rendez-vous tout de suite, vous êtes cernés ! Plus d’excuses pour ne pas être joignables, plus aucun prétexte pour disparaître, plus aucun endroit, plus d’inconnu, plus d’ "ailleurs". Plus d’invisibilité. Plus d’extériorité subtile. Vous êtes dedans ou vous êtes mort ! Présent toujours ! Scouts 2001 ! S’absenter va devenir un exploit, une opération délicate qu’il faudra longuement, très férocement préméditer. On concevra des championnats clandestins de disparition. Ne pas "répondre" sera de l’ordre des sports les plus raffinés, réservés à une élite, une fête pour les mauvais esprits, une infidélité au rituel, un minicrime contre l’espèce, une exaction prodigieuse. Un de ces coups d’éclat mémorables que les générations suivantes se répéteront avec ferveur. Les émissions de recherche des disparus vont bien sûr se multiplier. "Dans l’intérêt des Antilles", ça tombe sous le sens. Avec larmes en boîte, comme les rires, au moment des retrouvailles. »

Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien

 

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