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30/03/2024

Le Bien a toujours réponse à tout

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Jamais nous n’avons été moins libres, et pour des raisons dont un Giono, par exemple, commençait déjà à découvrir les mécanismes au début des années 50 :
"A chaque instant il faut se dire : j’ai parlé des gens qui portent des chemises bleues mais les gens qui portent des chemises bleues ont des journaux, des banques, des menteurs à gage et même des tueurs. Attention. Tu parles 'pour le plaisir de dire ce que tu penses' et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans ta gorge. Or, c’est ce qu’on écrit avec plaisir qui fait avancer l’esprit."

L’espèce est tout, le particulier n’est plus rien. L’idée qu’une œuvre d’art ou un livre seraient une "propriété privée" (d’abord celle de son auteur, ensuite celle de qui la contemple ou l’achète), et que rien de ce qui s’écrit, rien de ce qui se peint ou se pense, ne regarde aucune collectivité, mais seulement, à chaque fois, "une" personne, "la" personne qui regarde, qui lit, qui comprend (quel que soit le nombre, à la fin, de ces personnes), cette idée même n’est plus envisageable, si elle l’a jamais été. La non-ingérence radicale dans les affaires intérieures d’un livre n’est ni pour demain ni pour après-demain. L’Opinion est la reine du monde, disait Voltaire ; que Sade, dans "La Nouvelle Justine", complétait de cette façon : "N’est-ce pas avouer qu’elle n’a, comme les reines, qu’une puissance de invention, qu’une arbitraire autorité ?" Pour ajouter aussitôt : "Y a-t-il rien de plus méprisable au monde que les préjugés, et rien qui mérite d’être bravé comme l’opinion ?" Sans doute ; mais qui oserait désormais ? S’il n’existe plus d’ "écrivains engagés", comme on le radote, comme on le déplore, c’est qu’ils le sont tous devenus. De force ou pas. Sans le savoir ou non. Et pour pas grand-chose. « La place de Sartre est vide ! » font semblant de s’alarmer ceux qui ne voient au monde que des places. En réalité, à Cordicopolis, il n’y a plus que des Sartre qui se bousculent pour dorer toutes les pilules, de tout petits Sartre, encore plus rudimentaires que l’original, engagés dans les bonnes causes, et si nombreux qu’on ne les voit même plus.

"A-t-on le droit de tout dire ?" "Tout écrire ?" "Est-il possible de tout publier ?" Partisan comme je le suis de la privatisation fanatique, intégrale, des œuvres et des pensées, vous imaginez comme ces questions me réveillent la nuit. Mais enfin, d’autres se les posent. Est-il permis, par exemple, de "présenter sous un jour favorable l’usage des produits stupéfiants" ? En voilà une affaire ! Bien sûr que non ! L’Intérêt Général vous l’interdit ! Le Consensus vous a à l’œil ! Chaque décédé d’overdose serait retenu contre vous ! Seule la recherche du Bien commun vous est encore autorisée. La philanthropie apostolique est la poésie unique de cette fin de siècle, l’Harmonie est son lyrisme. Comme on sait, il n’y a pas de visions plus ressassées, sur les murs et sur les écrans, que celle des déserts (pureté, virginité, innocence originelle) et celle des eaux (niaiserie de l’immanence aquatique). Quand un film marche vraiment à fond ("Bagdad Café", "Le Grand Bleu", "Sexe, mensonge et vidéo"), c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, parce qu’il a rendu hommage au pompiérisme de l’esprit de groupe, à l’idéal de Concordance, au collectivisme rose bonbon qui ouvrent le nouveau millénaire.

Le Bien a toujours réponse à tout : à la fin les menteurs sont punis, le Paradis descend en plein désert, les maris infidèles perdent en même temps leur femme, leur maîtresse et leur boulot, c’est bien fait, ça leur apprendra. On s’était trompés sur toute la ligne : le Mal était soluble dans le sirop.
"N’écoutez jamais votre cœur, mon enfant ; c’est le guide le plus faux que nous ayons reçu de la nature."
Rien n’est plus contraire aux nouvelles tendances que cette exhortation de Dolmancé. De même, rien ne paraît plus passé de mode que cette confidence de Flaubert à Louise Colet : "Ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur." Flaubert, Sade, pauvres cyniques hors de course ! Comme vous faites pitié, désormais ! Comme vos exhibitions naïves de prétendue lucidité font sourire les annonceurs, les distributeurs, les producteurs et les créateurs de consolations imagées ! Plus les diverses techniques, biosciences, technologies et ainsi de suite, ravagent le monde autour de nous et travaillent irréversiblement à rendre toute morale impossible, et plus les discours doivent camoufler cette effrayante réalité avec un enthousiasme redoublé.
Les hommes du Spectacle se livrent sans arrêt à une gigantesque entreprise d’idéalisation hallucinée. Les femmes laides seront plus aimées que les belles : puisqu’ils vous le disent, c’est sûrement vrai… Un PDG riche et blanc tombera fou amoureux d’une femme de ménage pauvre et noire… Les larmes l’amour, la passion, la générosité, les effusions, nous annoncent un Âge d’or imminent. Toutes ces fables caritatives n’ont rien à voir avec la vie concrète ? En effet. Et puis alors ? Il n’y a que l’intention qui compte ; et l’intention vaut l’action ; elle la supplante même largement. Il faut savoir caresser les populations dans le sens du cœur. Tous les coups philanthropes sont permis pour recoloniser la vie. Chaque jour, des milliers de couvertures chauffantes, des tonnes de produits contre les engelures sont déversés par des associations humanitaires dans les contrées les plus torrides. Des montagnes de laxatifs, des Himalayas de potages amincissants, sont répandus généreusement par erreur sur des affamés du bout du monde. Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est mieux que rien. L’intention ! L’intention, vous dis-je ! Le grand pactole du Sentiment !

Aucun mot n’est plus efficace, de nos jours, que celui de passion. "La passion a toujours raison !" dit un slogan récent pour je ne sais quoi. La passion fait tout passer, c’est le droit de l’homme le plus imprescriptible. Plus les affaires règnent, plus le business tourne dans son propre vide, avec pour seul et unique projet son extension absolument sans fin, et plus le lyrisme cordicole doit triompher à la surface, habiller la réalité, camoufler les pires trafics, ennuager toutes les intrigues, faire passer l’Ordre Nouveau du monde pour une sorte d’ordre divin. À société postindustrielle, psychisme pastoral obligatoire. Fumée de dollars pour le réel, pipeaux d’Arcadie pour l’imaginaire. Plus immoraux sont les maîtres, et plus ils doivent paraître insoupçonnables, afin que ceux qui les imitent aient à cœur de ne pas faire ce qu’ils font mais de reproduire ce qu’ils simulent. La confiture cordicole est au service du "business" et non en opposition avec lui. "Parler morale n’engage à rien ! Ça pose un homme, ça le dissimule. Tous les fumiers sont prédicants ! Plus ils sont vicelards plus ils causent !" Je ne me lasserai jamais de citer ce passage de "Mea Culpa"… Oui, ce sont toujours les pires saletés qu’on fait passer dans le dos des tirades poétiques. Mais seules comptent les tirades poétiques.

En surface, c’est le Matin de tous les Magiciens. Bien sûr, une visite discrète, une descente à la salle des machines souterraine nous en apprendrait long, sans doute, sur les progrès fantastiques réalisés dans le domaine du guidage et de la surveillance à distance, électroniquement programmée, des Poupées qui s’agitent à l’air libre. Malheureusement, cette région n’est pas ouverte au public ; et ce qui n’est pas public n’existe pas. En surface, donc, c'est la fête. Approchez ! je vous répète ! N’hésitez plus ! Allez ! Sortez vos Portefeuilles ! Les animations ne font que commencer ! Tous les loisirs sont hygiéniques ! Garantis sans goudrons, sans nicotine ! Toutes nos valeurs sont "no smoking" ! Au toboggan géant ! À l’eau ! Au bain sous les bananiers et les eus ! À l’île élastique ! Au Lagon des Fées ! À la cantine polynésienne avec piano-bar sous cocotiers ! La "Virtue World Corporation" va satisfaire vos besoins ! Ne pensez plus ! Vos cœurs s’épanchent ! Oui, la passion a toujours raison. La mystique de la "spontanéité" reste un des sentiments les mieux Partagés par les habitants de Cordicopolis, où l’on croit plus que jamais que l’ "amour" procède toujours d’un élan désintéressé, et où, malgré l’antipathie générale pour les actes de violence, les crimes "passionnels" sont punis avec bien moins de sévérité que ceux qui ont été longtemps préparés.

Tuer pour de l’argent, par intérêt, c’est sordide, c’est inacceptable ; mais tuer sous l’empire de la passion, dans la saute d’humeur d’un moment, dans le feu de l’inspiration, alors oui, c’est défendable. Le législateur est romantique, lui aussi, il trouve au cœur des raisons qu’il ne reconnaît pas au cerveau parce que le cœur est collectiviste par essence, onde solidaire en équilibre, rythme communautaire et joyeux ris ; alors que le cerveau, hélas, nous savons bien, le cerveau malheureusement, le pauvre, est toujours plus ou moins fractionniste, dissident par vocation, vilainement sécessionniste, antipathique de toute façon. Et voilà pourquoi il est également inutile d’aller chercher midi à quatorze heures en prétendant explorer, par exemple, les causes de l’hostilité qui entoure depuis toujours les "intellectuels" : puisqu’elle s’étale là, déjà, dans "la loi", la haine féroce de toute pensée, donc de toute possibilité de critique, de toute velléité négativiste. Irréfutablement là : dans le Code. »

Philippe Muray, "Art pompier" in L'Empire du Bien

 

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