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02/04/2024

Le Spectacle a besoin de l'occulte et l'occulte du Spectacle

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« J’ai lu récemment quelque part l’article d’un imbécile heureux qui se félicitait de ce que, grâce à ces nouveaux systèmes, non seulement achevait de disparaître de l’existence de chacun la vieille distinction entre temps professionnel et vie intime, mais encore sonnait la fin des grandes concentrations urbaines. C’est en effet, et depuis toujours, le rêve des régimes énergiques de bruire les villes afin d’émietter les individus pour qu’ils soient un peu moins dangereux ; mais nul n’avait encore imaginé de les tuer en les rendant simplement joignables à n’importe quel moment de leur vie. Par ailleurs, on peut constater que Hegel avait raison lorsqu’il décrivait l’errance des nomades comme une pure et simple apparence puisque l’espace dans lequel ils évoluent (le désert toujours uniforme) est en somme une abstraction : il a fallu que la planète du troisième millénaire commence ellemême à ressembler à un vaste théâtre désertique, pour que la "communication nomade" lui apporte son semblant consolatoire.

Une conclusion sur la musique ? C’est à Molière que je la demanderai.
"Pourquoi toujours des bergers ?" s’étonne M. Jourdain lorsqu’on entreprend de lui dévoiler les mystères de la musique. Excellente question à laquelle le "maître à danser" répond par des considérations pleines de sous-entendus écologiques :
"Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions."

De la musique, il ne doit pas être trop difficile, maintenant, de glisser à la mystique. Ce tour du Parc de Loisirs resterait gravement incomplet si nous ne nous arrêtions quelques instants, au fil de cette promenade, dans le quartier des Damnés de l’Éther, devant la Grotte aux Sorcelleries. La prolifération actuelle des occultismes les plus variés ne relève d’aucun hasard. Le Spectacle a besoin de recréer un milieu obscurantiste qui lui soit entièrement favorable après la débandade des religions, quelque chose comme une "structure" transcendante, un "tissu" spirituel de remplacement sans lequel il courrait le grand danger de se retrouver anéanti. Il faut bien dire que, pour ma part, je vis dans une sorte d’extase éveillée depuis que naguère j’ai écrit "Le XIXe siècle à travers les âges", et que maintenant je vois mon livre se continuer, s’illustrer tout seul, dans toutes ses dimensions, sans arrêt, et toujours plus brillamment, se confirmer sans cesse, audelà de mes espérances, se grossir chaque jour de nouveaux chapitres sans que j’aie besoin de me fatiguer… Le crétinisme occulto-orientaliste "new age" sauce ère du Verseau venu de Californie n’est que la dernière en date des innombrables variantes de l’éternel spiritisme, le dernier marché juteux de l’abrutissement spiritualoïde, avec caissons insonorisés pour séminaires de relaxation d’où ressortent transfigurés des employés du "tertiaire" qui se répandent en cohortes par toute la terre et vont annoncer l’avènement du Millénium de l’Amour et de la Lumière.

On peut voir aussi des "businessmen" publier leurs réflexions croustillantes sur les "pouvoirs psychiques de l’homme" ; une grande compagnie pétrolière loue les services d’un célèbre tordeur de petites cuillères dans l’espoir de découvrir de nouveaux gisements ; la mégalomanie entrepreneuriale cherche des appuis dans le paranormal, les phénomènes extrasensoriels, la numérologie (attention au numéro de la rue où se trouve votre boîte : vous risqueriez, s’il est mal choisi, d’avoir de sérieux problèmes de trésorerie) ; des managers s’initient aux arts martiaux, au soufisme, au parachute ascensionnel, aux rites des Chevaliers de la Table Ronde, à la spéléologie mystique, au chamanisme télépathique, à la psychokinèse, aux tarots cosmiques, aux néo-cultes dionysiaques, aux croisières subliminales, à la musicothérapie (guérisons à coups de cymbales tibétaines) ; on embauche à partir du groupe sanguin, du thème astral ou de l’étude morphopsychologique. Ce qu’il y a d’intéressant aujourd’hui, c’est que le Business se trouve lui aussi entièrement envahi par la grande escroquerie occultiste. Le nouveau couple du siècle c’est l’Entrepreneur et le Charlatan. Le requin de haute finance et le faisan numérologue. Philippulus le Prophète et Rastapopoulos l’Arnaqueur. Comme je comprends que les Occidentaux s’insurgent, du haut de leur "Laïcité" en lambeaux, contre les obscurantismes des autres ! Comme je comprends que nous nous scandalisions à la pensée des tchadors et des ayatollahs ! Comme il est logique que nous nous alarmions de la montée de l’intégrisme islamique ou de la renaissance de l’irrationalisme en Europe centrale et en URSS, alors qu’ici, en France, une biographie d’Edgar Pœ, par exemple, peut paraître, sans faire rire personne, équipée d’une "carte du ciel" ("signe du Capricorne, ascendant Scorpion, triple influence de Saturne, Uranus et Neptune") ! Dans le cafouillage contemporain, il est d’ores et déjà redevenu presque impossible de distinguer les "croyants" proprement dits (intégristes, fondamentalistes et autres) de la prétendue "société laïque".

De même que les terres anciennement cultivées puis abandonnées ne retournent jamais à la friche originelle mais se couvrent de ronces et deviennent "folles", de même cet univers débarrassé de ses vieilles religions réinvente à toute allure des "spiritualités" de seconde main, des dévotions ubuesques de secours qu’il semble tout à fait interdit de trouver seulement dérisoires. Le télévangélisme n’est déjà plus une part limitée de la réalité, comme on voudrait le croire en se moquant, par exemple, des "télévangélistes" américains ; il a vocation de se révéler, à court terme, le tout du monde. "Croyez, nous ferons le reste !" Le néo-obscurantisme qui s’étale aujourd’hui grâce aux médias est une merveilleuse technique de gouvernement. Il n’y a, en réalité, aucun "retour de la religion", comme le prétendent les maîtres du Show ou leurs esclaves, aucune "réapparition du sacré", aucune "respiritualisation", aucun "renouveau charismatique". Ce qui s’organise, c’est la mise en scène de résidus religieux, sous leurs formes les plus délirantes si possible, par le Spectacle luimême et au profit du Spectacle, dans le but d’entretenir ou de réactiver le noyau dur d’irrationnel, la fiction mystique vraiment consistante, sans quoi aucune communauté, aucun collectivisme, aucune solidarité ne pourraient tenir le coup très longtemps.

Le Spectacle a besoin de l’occulte et l’occulte du Spectacle. La Cordicocratie y gagne le supplément de transcendance qui lui est indispensable pour affirmer que la perfection se trouve en elle. D’où la multiplication des bouffonneries télévisées : exhibitions de "messes noires" sur les plateaux, rites vaudou pitoyables, satanismes de banlieue, débats sur les extraterrestres, interviews de "maîtres spirituels" grotesques et loqueteux… Quelque chose qui pourrait, si on veut, rappeler Rome au commencement de sa fin. Des naumachies tous les jours ! En quatre dimensions, en cinq ! En six ! En dix ! Du pain, des jeux, du sacré ! Clés en main, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
"L’antique religion romaine, a écrit Jérôme Carcopino, pouvait bien encore prêter le saint prétexte de ses traditions au splendide déploiement des spectacles de l’époque impériale. On n’y faisait plus attention, et on la respectait pour ainsi dire sans le savoir. Là comme ailleurs, les nouvelles croyances l’avaient reléguée à l’arrière-plan, sinon complètement évincée. Si une foi vivante faisait battre les cœurs des spectateurs, c’était celle de l’astrologie grâce à laquelle ils contemplaient avec ravissement : dans l’arène, l’image de la terre ; dans le fossé de l’Euripe qui la délimitait, le symbole des mers ; dans l’obélisque dressé sur la terrasse centrale, ou 'spina', l’emblème du soleil jaillissant au sommet des cieux ; dans les douze portes des remises ou carceres, les constellations du Zodiaque ; dans les sept tours de piste qui composaient chacune des courses, l’errance des sept planètes et la succession des sept jours de la semaine ; dans le cirque lui-même une projection de l’Univers et comme le raccourci de sa destinée."
p> Mais c’est faire bien trop d’honneur à l’Empire cordicole et à ses misérables clowneries pseudo-religieuses que de les comparer à la Rome antique, même décadente. Ce n’est pas Dieu qui n’est pas un artiste, ainsi que le croyait ce pauvre Sartre, c’est le Spectacle.
Comme il n’existe pas pour lui d’autre dieu que lui-même, et comme la puissance d’une religion, quelle qu’elle soit, est d’abord jugée à l’énergie de ceux qui se dressent contre elle, l’existence d’athées, de blasphémateurs, d’incroyants à stigmatiser, lui est terriblement nécessaire.
Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On monte des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultraminoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n’ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise "téléphobes" parce qu’il est essentiel de ne pas laisser croire qu’il pourrait s’agir de simples indifférents, d’agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu’une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d’une étrange "phobie". On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu’ils tiennent le coup, qu’ils voient des amis, qu’ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l’anomalie de leur position, et persuadés qu’ils ne pourront pas continuer à s’y tenir éternellement.

Ainsi notre monde s’interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d’elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.

On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l’éventer, avant qu’il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant. La plus belle ruse de cet univers, c’est de nous faire croire qu’il existe. »

Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien

 

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