03/04/2024
Une société inhabitable
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« La nuit qui tombe sur Cordicopolis, c’est une vision inoubliable. De mes fenêtres, en terminant ce livre, j’ai sous les yeux tous ses prestiges, les grandes installations illuminées, les paraboles plein ciel, très loin, en face de moi les montagnes russes, le Grand Huit, les Trains de la Peur, toutes les îles Magiques aux sucreries… Ah ! il ne faudrait pas imaginer que c’est de tout repos d’écrire sur les cordicocrates, à l’ombre des cordicocrates, entre leurs murs, sous leur regard… Chemin faisant, la gorge se noue rien qu’à penser à leur folklore, vos mains deviennent moites peu à peu, ces kilomètres de Meilleur des Mondes vous font dresser les cheveux sur la tête. Organe par organe, votre corps proteste contre les assauts des bons apôtres qui voudraient le sauver malgré lui. Vous n’avez pas une chance ! Pas la moindre ! Toutes les issues sont bouclées, ils ont fermé le Village Planétaire, leurs zombies hygiénistes patrouillent partout…
Ce n’est pas encore demain la veille que ce nouveau monde tremblera. Aux ruses de la déraison cordicole, le papier de verre d’aucune polémique ne fera la moindre égratignure. Je finis quand même, là, dans les ombres, tandis que leurs lumières s’estompent… Je ne fais pas de bruit, je suis bien caché… Hier encore, avant-hier, mes doigts auraient dansé furieusement audessus des petits galets métalliques noirs d’un clavier de machine à écrire ; plus avant encore dans le temps, ma plume aurait griffé la page, mon stylo l’aurait zébrée. Et aujourd’hui quoi ? Rien. Presque plus rien. On a beau tendre l’oreille… Avec les nouvelles techniques douces, l’acte d’écrire, lui aussi, devient plus silencieux que jamais, consensuel comme le reste, invisible, flatteur, étouffé, convivial…
Comment s’énerver devant un écran ? Rendre fou un système électronique ? Exalter un traitement de texte ?
Faire piaffer de rage cette grosse machine si caressante, si effaçante ?
Et pourtant l’irrespect est bien tentant. Toute cette union sacrée, sucrée, toute cette conspiration des Suaves, titille en vous quelque chose, réveille sans cesse de vieilles envies… Pourquoi ce monde guignolesque devrait-il être respecté ? D’où viennent ses lettres de noblesse ? Ses certificats ? Sa légitimité ?
Une société inhabitable où il faut baptiser "lieux de vie" les endroits les plus atroces ; où le passé n’est promené sur les tréteaux que pour mieux nous inciter à mesurer notre chance de n’en avoir pas été les contemporains ; où la mémoire est si bien effacée qu’on rêve de la retrouver dans l’eau ; où la vieillesse est appelée "troisième âge", les exterminations "guerres propres" et les solitaires "aventuriers de la vie à un" ; où toutes les tares deviennent des qualités à la façon dont on transforme les entrepôts en galeries d’art, les fabriques en appartements et les piscines en librairies-salons de thé avec boiseries en loupe de frêne ; où les zoos, enfin, ont tellement honte d’eux-mêmes qu’ils se réintitulent "conservatoires de gènes" dans l’espoir qu’on va cesser de les traiter de camps de concentration ; non, une telle société, avec de pareils atouts, ne peut pas être complètement dépourvue de bouffonneries à divulger.
L’ordre bourgeois, qui avait sa grandeur cependant, a bien dû subir, pendant deux siècles, les assauts d’une critique furibonde comme on n’en avait jamais vu. Mais l’univers contemporain, quoique dépourvu du moindre charme, ne l’entend pas de cette oreille. Il nous a rendus complices à mort. Tous atteints d’un Bien incurable, un Bien qui répand la terreur, Bien que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre… Il s’estime en droit de revendiquer une dévotion illimitée.
Il ne restait qu’une chose, peut-être, encore un peu aristocrate, et c’était la littérature. Je ne suis pas près de digérer de la voir ainsi climatisée, nivelée à mort elle aussi. Égalisée. Brocantée. Esclave de la "communication". Soumise, comme le reste, aux embellissements cordicoles. Dénicotinisée. Alignée. Dégoudronnée. Néopétainistement, comme il se doit, acharnée à la régénération de l’espèce humaine par les exercices sportifs, la prohibition des produits nocifs pour la santé et la restauration des grands mythes collectifs.
Les avant-gardes de la première moitié de ce siècle ne laissent peut-être pas un souvenir éblouissant, mais c’est à suffoquer de voir quels pygmées, quels androïdes analphabètes à la vertu crétinisante campent maintenant sous les lambris conquis comme les clochards de "Viridiana".
Cordicopolis s’est offert les écrivains qu’il méritait : auteurs de synthèse, romanciers de substitution, vidéologues industriels, poètes du troisième type, purs produits de manipulations génético-éditoriales destinés à correspondre aux nouveaux standards imposés par le Programme, et qui n’auraient jamais pu voir le jour si ce Programme n’existait pas. Mieux adaptés que ceux d’autrefois aux conditions de survie en milieu spectaculaire, ils sont chargés de se battre dans le monde du Spectacle avec les armes du Spectacle, et le temps de leur existence est indexé sur celui de leurs prestations.
Elle est dans un état, la littérature, sur les écrans de Cordicopolis, qui permet de prophétiser l’effacement assez rapide de ses dernières velléités. Elle n’existe presque plus, telle est la vérité brutale. On en retrouve parfois le souvenir, comme on repêche un mot dans sa mémoire, comme on voit remonter un visage, un paysage, une sensation. Et puis c’est tout. Et c’est fini. Le roman n’est plus un art majeur, même pas une distraction mineure, c’est un exercice disparu. Ceux qui savent encore un peu écrire ne font que de l’archéologie.
La plupart des livres se sont mis avec allégresse au régime basses calories, leurs auteurs ne vont sûrement pas commencer à ironiser sur tous ceux dont leur survie dépend. Ils savent bien qu’ils n’ont même plus la solution d’être la mauvaise conscience des criminels. Ils ne vont pas raconter aux organisateurs du sabbat comment tout se métamorphose en sabbat ; même pas en sabbat, en "soap" ; en "sitcom" et puis en "soap". En "soap" populaire ! Ils ne vont pas jouer au diable, dédoubler les saynètes des événements, ouvrir des coulisses derrière les coulisses, essayer d’inventer des leurres supérieurs aux leurres dominants. Ils sont bien trop impressionnés. Ce n’est pas demain la veille qu’ils oseront traiter comme il faudrait les cordicocrates et leurs basses œuvres. Surtout pas de fresques réalistes ! Toujours des sujets exotiques, les décors d’autres époques, les pharaons, le Moyen Âge, la Louisiane, Paris sous l’Occupation. Une société aussi idéale que la nôtre, aussi réussie, ensoleillée, ne saurait tolérer la moindre description critique. On ne verra pas avant longtemps un nouveau Balzac refaisant ses Illusions perdues, décortiquant le microcosme et ses intrigues, révélant les dessous du monde.
Et puis il y a l’Opinion. La grosse machine obèse mongoloïde de la téléopinion à affronter. Un véritable magma de ligues en folie. Le plus énorme meeting jamais vu de persécuteurs polyvalents, redresseurs de tous les torts, surveilleurs de tous les écarts, repéreurs de tous les blasphèmes, sondeurs de toutes les intentions, enregistreurs de mots de travers contre le respect de la famille, la dévotion à la patrie, l’adoration de Dieu et des enfants, la solidarité, n’importe quoi, mieux vaut donc se censurer d’avance, bien tenir ses histoires à carreau.
Quant aux présentateurs d’ "émissions culturelles", ce sont les médecins sans frontières de la grande misère de l’écrit. Mais on ne peut guère attendre des écrivains qu’ils aient un jour la sagesse de ces peuples misérables d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique Latine, qui, après des décennies d’ "aide", ravagés, dépossédés, clochardisés, humiliés, plus affamés encore qu’avant, chassés "pour leur bien" des pâturages traditionnels envahis de barrages électriques ou transformés en cultures de rapport entourées de barbelés, ne veulent plus être aidés, jamais, supplient qu’on leur foute la paix, enfin, qu’on ne s’occupe plus du tout d’eux, qu’on arrête de les assister.
Les écrivains en redemandent au contraire. Plus disciplinés, mieux dresses, il est difficile d’imaginer. Si ceux du passé défilaient, si on revoyait sur les plateaux Shakespeare, Diderot, Virgile, Pascal, est-ce que ce serait un tel cortège, le même musée d’anomalies, la même cohorte d’handicapés qu’on n’a même pas envie d’aider ?
Vous imaginez le marquis de Sade, pour ne prendre que cet exemple tout à l’extrême du génie, Sade dans nos sirupeuses années de retour à la tendresse, Sade réapparu en notre fin de siècle, en pleine réconciliation des familles, vous l’imaginez un seul instant présentant aux téléspectateurs ses "Cent vingt journées de Sodome" ? On le traiterait comme un vivisecteur ! Tous les standards exploseraient. Deux cents ans plus tard, le même cirque.
C’est à coups de sondages péremptoires qu’on l’exécuterait en direct, qu’on lui montrerait ses erreurs, qu’on lui ferait honte de ses écrits. Le Un laminé par le multiple ! Les Sondages contre Sodome ! S’il y en a eu tellement, ces dernières années, c’est qu’il était devenu nécessaire de recréer, après les supposés dégâts de la supposée "libération" des mœurs, une communauté viable, donc non sexuelle, enfin le moins sexuelle possible. La conspiration sondocratique rabaisse merveilleusement les caquets. Un Français sur trois adore le sexe à la télé, "mais de préférence éducatif, tourné vers la recherche de solutions aux problèmes sexuels plutôt que vers la pornographie". De vrais petits saints ! Des enfants de chœur ! Seulement quatorze pour cent réclament davantage de porno. Et quatre-vingt-quatre pour cent, oui, vous avez bien lu, quatrevingt-quatre, préfèrent sans hésitation vivre "avec quelqu’un de peu séduisant mais à la fidélité assurée, plutôt qu’avec quelqu’un de très séduisant mais qui serait parfois infidèle"… À force d’enquêtes d’opinion, ce qui a été restauré c’est la fierté des non-baisants, l’éminente dignité des inaptes, le droit des non-jouissants à ne pas jouir, ils ne vont plus se laisser bafouer.
J’aimerais le voir, aujourd’hui, le marquis de Sade, devant ces chiffres éloquents. Mais où vous vous croyez, M. le marquis ? Dans les années 60 ? Les 70 ? Ah ! mais dites donc ! Mais on ne baise plus ! Mais c’est fini, c’est démodé ! Et puis en plus c’est dangereux ! Retour à la famille ! A la fidélité !… Je me demande s’il ne regretterait pas très vite l’Eglise, la monarchie, la Présidente, tous ses ennemis commodes d’autrefois qui avaient le bon goût, au moins, de se mettre dans leur tort chaque fois qu’ils le persécutaient. Trente ans de prison, mais la victoire. Il verrait aujourd’hui, à Cordicopolis, si elle se laisse couvrir comme ça de ridicule, la grande voix du Rien collectif ! Si l’Audimat absolu vous autorise seulement l’espoir d’une revanche à titre posthume !
Mais ma supposition ne tient pas, il ne parviendrait jamais jusqu’aux planches, on le neutraliserait bien avant. Il y a tant de filtres cordicoles ! Tant de barrages euphémisants ! Tant de postes de douane édulcoreurs ! Un tête à tête prophylactique, par exemple, avec son attachée de presse, au cours duquel il serait tenu de justifier les distractions des châtelains de Silling, pourrait commencer à le refroidir ; le mini-tribunal des représentants, devant qui il serait convié à "défendre son point de vue", lui ouvrirait des horizons. Et vous le voyez signant son service de presse ? Choisissant une illustration pour la jaquette (la jaquette des "Cent vingt journées" !) ? Discutant avec les "commerciaux" ? Rédigeant sa "quatrième de couverture" (la "quatrième de couverture" des Cent vingt journées !) ? Notre société médiatique n’est pas du tout, comme on le prétend, la "forme moderne et achevée du divertissement" ; c’est la figure ultime de la censure préventivement imposée. »
Philippe Muray, "Crépuscule sur l'empire" in L'Empire du Bien
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