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06/04/2024

Nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Chers djihadistes,

Moins de trois semaines après vos criminelles attaques contre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que, malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables, la vie normale revenait en force dans l’agglomération newyorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuve manifeste : le volume de la musique était de nouveau poussé à fond dans les restaurants, de sorte qu’il redevenait merveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir la moindre conversation, ou, plus simplement, de s’y entendre. C’était, il est vrai, un peu avant que les spores du bacille du charbon ne commencent à se répandre par voie postale, et que de nouvelles menaces ne se précisent, plus troublantes encore, peut-être, de provenir d’un éventuel ennemi intérieur (mais comment pourrait-il s’en trouver un seul ? c’est ce que nous ne comprenons pas).

Cette anecdote, toutefois, ne devrait pas vous tromper : notre civilisation, cette civilisation que vous voudriez anéantir, s’était lentement extraite, dans la nuit des temps, d’un amas de bruits inarticulés afin d’accéder par le langage à la pensée, à la différenciation, au dialogue, à l’intelligence, à l’art et à un certain nombre d’autres raffinements encore, parmi lesquels on trouve le sens du conflit, celui de la division, du défi, de l’affrontement, des antagonismes et des différences, et enfin l’esprit critique.

Toutes les puissances de la discorde, qui est la vie, avaient joué des coudes, longuement, péniblement, au milieu du tohu-bohu, s’étaient frayé un chemin difficile entre les rumeurs sans queue ni tête de l’innommé matriciel et originel. Et ainsi s’était peu à peu créé ce que chez nous on appelait l’Histoire.
Nous retournons, aujourd’hui, à ce bruit indifférencié comme à notre nouvel idiome commun, qui est aussi la marque de notre innocence reconquise, et la façon dont nous avons résolu d’orchestrer l’irrésistible marche en avant de notre hégémonie.

Vous avez vos mollahs aveugles. L’Islam, curieusement, en regorge, et souvent ce sont vos plus émouvants prédicateurs et vos guides spirituels ou guerriers les plus écoutés. Mais cette particularité ne saurait nous impressionner : nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible.
C’est une condition indispensable pour nous débarrasser enfin des derniers fondements de notre ancienne civilisation, en terminer avec le concept de l’individu rationnel, du sujet maître de soi comme du monde, et nous éclater à perpétuité dans la communion, l’engloutissement, le présent éternel, la fusion cosmique infantile avec le Tout naturel.
En un mot il s’agit, et le plus vite possible, de ne plus rien comprendre à rien, et d’en être non seulement soulagés mais fiers.

Nos valeurs universelles progressent à toute allure et en hurlant à travers la planète, et sur celle-ci nous faisons pleuvoir la manne de droits merveilleux. Mais le silence est exclu de notre programme. Cette exclusion est la contrepartie des bienfaits que nous dispensons. Il s’agit, à la lettre, de crever le tympan du monde, comme nous détruisons en même temps toutes les frontières, toutes les limites, comme nous illuminons toutes les zones d’ombre, comme nous pourchassons les derniers secrets, les dernières velléités innommées, et démocratisons les dernières peuplades récalcitrantes à coups de transparence et de bombes à dépression. »

Philippe Muray, Chers djihadistes

 

 

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