Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/04/2024

Ce qui s’étend c’est notre système planétaire sans contrepartie

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Vous surestimez grandement les enjeux de la bataille où vous vous êtes lancés tête baissée. Vous paraissez les premières victimes de notre propagande. Vous croyez que vous vous attaquez à une civilisation et à ses tendances profondes, sécularisantes, séduisantes, désacralisantes, obscénisantes et marchandisantes. Vous vous trompez de moulins à vent. Il n’y a pas de civilisation. Vous accordez une bien trop grande confiance, même pour le haïr, au discours commun de nos porte-parole innombrables, politologues, chroniqueurs, commentateurs et observateurs, qui disent, et ne disent pas, que nous sommes plongés dans une "guerre des mondes". Il n’y a plus de monde. Le terme de "mondialisation" lui-même est chargé d’escamoter cette disparition. Ils racontent aussi, nos charmeurs de serpents, et nous y reviendrons, que l’Histoire se poursuit, mais il n’y a plus d’Histoire ; ou, du moins, l’Histoire elle-même a cessé de produire de l’Histoire : elle produit de l’innocence, notre innocence, et elle ne produit plus que cela. À trop croire à notre pouvoir, vous avez fini par vous convaincre que nous existions. Vous éclairez vos lanternes avec nos vessies. Vous vous précipitez contre les miroirs aux alouettes et les panneaux consolateurs que nous avons nous-mêmes édifiés pour notre usage interne, et vous y mettez cette énergie irréfléchie qui vous possède lorsque vous foncez sur nos tours aux commandes d’avions bourrés de kérosène. Mais nous savons, nous, que cette civilisation présente, que nous nous obstinons à appeler l’Occident et qui n’en a presque plus aucun trait, est incompatible avec la dignité humaine la plus élémentaire : c’est aussi le motif principal pour lequel nous serons implacables dans sa défense. Vos ripostes ne feront que nourrir notre détermination. Votre violence, même de plus en plus folle et meurtrière, ne cessera de nous renforcer en vous liant dialectiquement, et chaque fois de manière plus étroite, à nous. La "mise en réseau de l’humanité", dont on parle tant, et cette dynamique de l’interdépendance dont on se gargarise, ne travaillent qu’en notre faveur. Vos raisons religieuses, que nous ne pouvons prendre en compte, sauf à vous prêter justement des raisons, ce qui reviendrait à vous attribuer aussi une humanité, se perdront dans la pagaille féerique du parc d’attractions dont nous sommes les créateurs et qui, peu à peu, supplante le reste.

À la rigueur, chers djihadistes, pourrez-vous représenter, dans notre nouveau dispositif, une sorte d’Opposition provisoire de Notre Majesté permettant de croire encore à une bipolarisation de la planète, et à une "alternance" plausible (quoique redoutable), alors que ce qui s’étend c’est notre système planétaire sans contrepartie.

Dans notre monde sans Autre, vous pourrez être pendant quelque temps cet autre postiche qui, de toute façon, et sous des apparences diverses, nous sera toujours nécessaire. Vous nous êtes rentrés dedans. Vous avez voulu rentrer dans le jeu, dans notre jeu. Et maintenant il va vous falloir le jouer, ce jeu, et ne jouer que celui-là, et le jouer jusqu’au bout, même si vous vous obstinez à le colorer de références pittoresques au califat, à l’ "oumma", aux splendeurs de Grenade, à l’âge d’or de Cordoue et à tant d’autres turqueries qui vous donnent encore dans votre lutte l’illusion d’une substance, d’un contenu, d’une autonomie, d’une origine et d’une finalité.

Mais le véritable secret est que ce à quoi vous vous en prenez est sans contenu. Et si vous tenez à demeurer à la hauteur de la situation sans précédent que vous avez créée, il va vous falloir nous imiter. Dès cet instant, donc, votre horizon assigné est l’absence de signification. Mais il vous faudra aussi, sur ce point capital, garder le silence comme nous le faisons nous-mêmes. Et, d’ailleurs, qui vous croirait ? Qui nous croirait ? C’est bien légèrement, mais aussi très utilement de notre point de vue, qu’au lendemain du 11 septembre tant de nos bouffons à gages, de ce côté-ci de l’Atlantique, se sont donné une importance de quelques instants en comparant avec gravité ce qu’étaient nos préoccupations avant cette date et ce qu’elles ne pouvaient que devenir après tant de pertes et de fracas. De notre futilité passée, ces analystes livrèrent un exemple qu’ils jugeaient décisif, et rappelèrent qu’avant vos offensives aériennes nous ne manifestions d’intérêt que pour les microscopiques et enfantines péripéties de pacotille de "Loft Story". Ils conclurent dès lors avec sévérité qu’il nous fallait au plus vite retrouver le "sens" des choses et renouer fortement avec nos propres "valeurs". Ce prêche agréable n’avait évidemment pour but que de masquer qu’il n’y a plus, de toute façon, ni sens ni valeurs, et que nous saurons bien aussi, au bout du compte, absorber votre 11 septembre dans notre inexistence. Il ne fera que l’engraisser davantage. C’était d’ailleurs très intéressant, ce "Loft Story", et on ne discerne pas pourquoi vos saccages devraient inciter à en déprécier le souvenir. À sa faveur, on put voir s’étriper des anti-Loft qui invoquaient la dignité humaine des loftés, et de chauds partisans qui affirmaient qu’ici enfin se déroulait la vraie vie dans ses nouvelles pompes et ses nouvelles oeuvres. Des amis de longue date se fâchaient à mort pour ou contre la "télé-poubelle", comme si la possibilité de choisir subsiste quand l’Histoire s’est retirée et qu’il ne reste que les poubelles. Les égoutiers de TF1 traitaient de boueux les vidangeurs de M6. Des controverses d’une subtilité culminante s’élevaient à propos du "voyeurisme organisé" ou encore du "brouillage des frontières privépublic et réel-virtuel". En 1453 à Constantinople, juste avant la chute, une légende prétend que l’on débattait du sexe des anges. On en discutait chez nous avant vos agressions. Et il n’y avait pas davantage de sexe dans tout cela, bien entendu, qu’à Constantinople. C’est même pour cette raison que l’on pouvait en discuter. Comme on s’émerveillait, dans le même temps, de l’exhibition de Catherine Millet et de son naturisme de caserne. Mais nous ne sommes pas à Constantinople, et nos discussions sur le sexe des anges, même si elles ont pu sembler précéder une catastrophe, et peut-être l’annoncer "a contrario", ne sont nécessaires que parce qu’elles accompagnent l’expansion sans partage de notre hégémonie allégée de toute libido. »

Philippe Muray, Chers djihadistes

 

 

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Ce texte est brillantisime. Comment ne pas le rejoindre ?
Ca me rappelle la prise de Kaboul par les Talibans, pas les talibans de 1990, mais ceux de 2020... On a pu alors mesurer le travail accompli par l'anti-civilisation occidentale. Les Talibans 2.0 portaient des Nike, avaient des I-phones en main, cheveux longs baba-cool. Il se sont bousculés pour faire des tours d'auto-tamponneuses dans le Luna Park que les ricains avaient laissé en place. Le spectacle était saisissant. Il fallait les voir s'amuser comme des gamins, avec leurs grosses barbes et leurs mitraillettes.

Écrit par : Mario | 08/04/2024

Les commentaires sont fermés.