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10/04/2024

Contraire à nos tendances à l'idylle

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Car nous ne pouvons pas croire "en même temps" à deux choses aussi contradictoires que l’ancien monde réel et notre nouveau monde onirique. La réalité telle que vous avez le malheur de la concevoir encore impliquait des renoncements dont nous sommes bien heureux de nous être débarrassés. Par la même occasion, nous autres Occidentaux sommes devenus allergiques à l’Histoire, réfractaires à la chronologie et hostiles à la topographie. L’état civil lui-même commence à nous taper sur le système, pour ce qu’il est contraire à nos tendances à l’idylle, et il ne faudrait pas grand-chose pour que nous ne nous déplacions plus que dans un univers peuplé de Chats Bottés, de Riquets à la houppe, de Petits Poucets, de Chaperons Rouges et de Cendrillons. Nous y arriverons. De cela aussi, d’ailleurs, nous avions commencé à nous occuper, peu avant que vous ne veniez mettre du désordre dans notre remue-ménage, en faisant inscrire dans la loi le droit pour la mère de donner son nom aux enfants au même titre que le père. Il va de soi que cette assomption du matronyme n’est qu’une étape sur le chemin de la disparition ou de l’interdiction du patronyme ; et ce n’est aussi qu’un premier pas sur la route de l’effacement de tous les "nymes". La dissociation du nom et de la filiation est, dans ce domaine, le but que nous poursuivons. Mais il faudra "aller encore plus loin" et, pour commencer, se demander pourquoi les enfants seraient la propriété de leurs parents. Nous aimons énormément aller encore plus loin. C’est une de nos occupations les plus appréciées. De mauvaises langues prétendent qu’elle emplit en nous quelque "vide intérieur" qui va grandissant et dont les conséquences se révèlent chaque jour un peu plus dangereuses. Mais ces mauvaises langues ne sont guère écoutées. Elles sont même inaudibles parce que c’est toujours en nous "dévouant à une cause" que nous allons plus loin. Et qu’ainsi la virulence de nos déprédations se met hors de portée de toute critique. Elle devient même irrepérable sous le brouillard des intentions.

Chers djihadistes, toutes ces anecdotes vous apparaissent certainement de peu d’importance ; et même, d’une certaine façon, triviales ou ridicules. Et en effet, dans un sens, elles ont été choisies au milieu de l’abondante chronique du temps pour leur peu de poids manifeste. Elles sont cependant révélatrices de ce que, pardessus tout, nous autres Occidentaux aimons dormir debout : c’est notre façon d’être éveillés. Cette disposition ne va pas de soi. Elle demande à être illustrée par de nombreux épisodes de l’existence concrète et par leur examen attentif, qui ne semblera disproportionné qu’à ceux qui ne s’étonnent jamais de rien. Au surplus, et puisque après quelques jours de sidération il a été décidé, chez nous, que la vie continuait, il convient de préciser ce qu’est exactement cette vie, et de quoi elle est faite. On peut donc noter que dans la semaine qui a suivi vos exécrables raids, nous nous sommes empressés de revenir aux choses sérieuses, c’est-à-dire au développement de notre conte de fées. Il y avait urgence à retrouver la véritable terre ferme des mirages. Dans ces heures tragiques, et tandis que les ruines de Manhattan fulminaient toujours, on pouvait donc tout de même recommencer à se réjouir en apprenant par exemple que "l’être connectif" allait remplacer avantageusement notre "petit moi", ainsi que le détaillait un de nos ductiles sociologues. Et celui-ci se félicitait de ce que le "réseau" était en train de devenir "un prolongement de nous-mêmes", que toute "simulation" était à présent "crédible", que notre "multisensorialité récupérée" faisait du "numérique le nouveau sens commun", mais que notre corps, dans ces nouvelles conditions, continuait à être un "interface de choix". Et, concluait-il : "Les connectés sont mieux armés que les autres, ils ont un rapport direct avec la globalisation." Non sans ajouter aussi que depuis vos "attentats hyperterroristes", ainsi que nous avons résolu de les appeler, "le globalisme s’impose comme l’obligation de repenser le monde".

Chers djihadistes, il est nécessaire que vous vous mettiez dans la tête cette vérité sans précédent : tout ce qu’il reste encore d’actif sur nos continents complote jour et nuit à perdre ce qu’il reste encore d’être humain ; et même, plus personne ne peut être payé s’il lui vient l’idée saugrenue de se livrer à une autre tâche. Notre société ne salarie que cette besogne. La dévastation de l’ancienne raison est une commande sociale. Ce travail, qui aurait semé l’épouvante dans l’humanité des temps héroïques, est accueilli désormais avec des cris de joie.
Chevauchant vos éléphants de fer et de feu, vous êtes entrés avec fureur dans notre magasin de porcelaine. Mais c’est un magasin de porcelaine dont les propriétaires, de longue date, ont entrepris de réduire en miettes tout ce qui s’y trouvait entassé. Ils ne peuvent même survivre que par là. Vous les avez perturbés. Vous êtes les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs ; les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales ; les premiers incendiaires en concurrence avec des pyromanes. Cette situation est originale. Mais, à la différence des nôtres, vos démolitions s’effectuent en toute illégalité et s’attirent un blâme quasi unanime. Tandis que c’est dans l’enthousiasme général et la félicité la plus pimpante que nous mettons au point nos tortueuses innovations. C’est aux applaudissements de tous, par exemple, qu’ici nous machinons le nouveau "livret de paternité" (" 'Ce livret est pour vous, le père. Vous aussi, à votre manière, vous le mettez au monde. Il souligne votre place et votre rôle' : voici ce que les pères vont pouvoir lire, signé Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille, en préface du tout nouveau livret de paternité. Un guide concocté par ses services et qui devrait remettre progressivement les yeux en face des trous des heureux pères qui planent le lendemain de la naissance de leur enfant'), ou que nous faisons un triomphe à l’utile film "Chaos", dont la fabricante ne se borne pas à répéter partout qu’il "déplaira aux machos, aux proxénètes et aux intégristes" (il va de soi qu’avec les machos et les proxénètes vous constituez la majorité du public de ce spectacle), mais délivre aussi et en clair (quoique sous la forme chez nous parfaitement codée de la rébellion de confort ou de l’iconoclasme en charentaises) le message bucolique essentiel de ces temps d’euphorie : "Tous mes films sans exception parlent du patriarcat et de sa destruction, seule évolution possible pour l’humanité, dans le sens où ce système détruit toute l’humanité." Nous n’avons, en effet, plus rien de commun avec les anciennes contraintes du principe de réalité. Et si ne se trouve, dans cet attendrissant charabia tombé goutte à goutte d’une de ces cervelles dévastées comme nous les apprécions, pas le moindre mot auquel puisse être attribué un sens "quelconque", vous imaginez bien que ce n’est pas non plus pour nous déplaire. Par la même occasion, il vous sera loisible de constater une fois encore que nos démantèlements sont tout de même un peu plus subtils que vos saccages. Ne serait-ce qu’en ceci : ils ne rencontrent, eux, que des approbations ; ou les tremblants silences des derniers agnostiques. Par rapport à nous, vous n’êtes que des saboteurs maladroits et, au bout du compte, même de votre point de vue, inefficaces.

Vous compromettez, avec vos destructions, nos déconstructions. Vous intervenez, avec vos anéantissements, contre nos néantisations. Vous faites double emploi. Vous menacez nos vies humaines, mais c’est déjà l’au-delà de l’humanité dans lequel nous nous situons et dont nous avons entrepris d’accélérer l’avènement. Il serait léger, au surplus, d’imaginer que celui-ci ne vous concerne pas autant que nous. Vous voulez notre mort. Vous le dites et vous le répétez sur tous les tons. Mais cela est vrai aussi dans un autre sens que celui auquel vous pensez actuellement. Vous cherchez bien entendu notre mort physique. Mais vous voulez également autre chose de plus mystérieux, et qui vous reste pour le moment inconnu : vous désirez accéder vous aussi à cet état de mort historique et néanmoins active vers lequel depuis des siècles nous tendons et que nous sommes sur le point d’atteindre. Sans le savoir encore, chers djihadistes, c’est ce que vous avez avoué, le 11 septembre, de manière obscure et sanglante, à bord de vos Boeings fous, lorsque du fin fond de votre histoire qui ignore si rigidement l’Histoire, et qui ne peut qu’ignorer que cette Histoire est terminée, vous êtes venus chercher l’obstacle d’une contradiction qui est pour vous un exotisme. Si convaincus que vous ayez pu être de "tout ce que Dieu a promis aux martyrs", si persuadés que vous demeuriez de pourfendre les "alliés de Satan" et les "frères du diable", si décidés que vous soyez, avec l’aide du Prophète (paix sur lui), à faire trembler la terre sous nos pieds, ce ne sont que nos décombres "construits" que vous rencontrez. Et il serait temps que vous en tiriez la conclusion que vous ne provoquerez jamais autant de dégâts chez nous que nousmêmes. À cette différence près, une fois de plus, que vous serez traqués, pour vos exactions, aux quatre coins du monde, quand pour les nôtres nous ne rencontrons, nous autres Occidentaux, que louanges et soutiens.

Il ne vous reste plus qu’à vous intégrer au processus que nous avons engagé et auquel vous n’avez pu que donner encore un peu plus d’élan, quoi que vous pensiez l’enrayer. Vous puiserez à la longue dans ce ralliement des satisfactions qui surpassent de loin celles de votre harassant "Djihad pour la cause de Dieu". Il est bien d’autres causes, d’ailleurs, plus immédiates et gratifiantes que la cause de Dieu. En réalité elles sont innombrables et inépuisables. Nous les appelons généralement "luttes" (pour la citoyenneté, contre l’homophobie, la xénophobie, le patriarcat, etc.), et l’avantage, à la faveur de celles-ci, vient de ce que l’on trouve toujours à nourrir son ressentiment, ainsi qu’à étancher ce besoin de reconnaissance qui nous tenaille tous depuis le commencement des temps mais qui a pris de nos jours, et chez nous, une forme très particulière. Le ressort en est la "surenchère" illimitée, et vous ne tarderez pas à en constater les agréments, ainsi que le bonheur qu’il y a à tout désintégrer en pleine légitimité. Par là, vous ressentirez comme il est bon de passer son temps libre à demander réparation en justice pour ses propres turpitudes ; ou de faire inscrire dans la loi ses moindres caprices ; d’obtenir que des tribunaux déclarent un cigaretier coupable de ne vous avoir pas correctement informé des dangers que vous encouriez en fumant ; de remplir le monde de vos clameurs pour que le phallocentrisme soit réprimé comme il le mérite, pour que les malentendants sortent du placard, pour que les aveugles s’expriment, pour que l’on fixe des quotas d’embauche concernant les minorités, pour que l’hétéroparentalité soit susceptible d’une sanction juridique, pour que soit légalisée la délation de précaution en matière de pédophilie, et pour que le devoir de mémoire se retrouve élevé au rang de culte officiel.

Vous militerez pour les "cultures croisées". Vous danserez devant les Rembrandt. Vous adorerez fréquenter des "espaces décloisonnés". Vous manifesterez votre enthousiasme pour une implication accrue des hommes dans le travail domestique. Vous bénéficierez de "chèques-culture". Au besoin revendiquerez-vous votre bisexualité, ou plus exactement votre identité mixte, qui reste un continent encore trop inexploré.
Vous apprendrez les infinies délices de la repentance, qui est un nom sublime pour désigner et encourager la destruction de tout le passé.
Vous vous occuperez du sens de la justice chez les grands singes, de la transmission de l’information chez les dauphins et de la perception des valeurs éthiques fondamentales par la femelle bonobo. Vos recherches vous permettront-elles de démontrer qu’existe chez les mandrills une connaissance intuitive de l’impératif catégorique kantien ? On peut l’espérer.

Un jour, vous vous surprendrez à grimacer en entendant des mots comme "autrefois", "hier" ou "nostalgie", tandis que "mouvement" ou "positivité" susciteront de votre part un prompt sourire d’adhésion.
Vous commencerez à regarder l’avenir en rose.
Beaucoup plus tard, et constatant que vos muezzins ne sont jamais des femmes, vous pourrez vous divertir en portant plainte pour discrimination sexuelle à l’emploi dans les minarets.
Vous vous poserez aussi la question de savoir si l’inceste ne serait pas un tabou répressif, une idée périmée, un modèle normatif se faisant passer pour une évidence anthropologique, et en tout cas un préjugé à liquider.
Vous serez mûrs alors pour notre ordre nouveau, où la prolifération des technologies ne doit pas vous abuser : il s’agit bien d’un retour très spécial à l’état de nature, d’où toute possibilité de négation est en voie d’être bannie.
En cela d’ailleurs, et pour une fois, certaines dispositions de votre religion devraient vous aider dans ce cheminement salutaire puisque vous ne reconnaissez pas le péché originel dont le fardeau a si douloureusement pesé sur nous et dont nous sommes en train d’arracher, pour ce qui nous concerne, les dernières racines bibliques. À ce travail d’évacuation de la part d’ombre ou de la négativité, sans doute même pourrezvous apporter un concours original.

Vous n’en êtes pas là. Vous en êtes encore loin. La question brûlante du "moral des ménages" n’est pas encore devenue l’un de vos tourments principaux. Le problème de savoir si nous devons craindre dans les mois qui viennent un fort recul de la consommation, ainsi qu’une chute des investissements des entreprises, ne vous empêche pas de dormir. C’est très regrettable. L’éventualité d’adopter une loi réprimant le sexisme dans les médias ne vous fait pas vibrer. C’est un tort. Il va falloir que vous appreniez à mieux placer vos plaisirs. »

Philippe Muray, Chers djihadistes

 

 

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