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14/09/2025

Le tout dans le vide-ordures

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Djerzinski vivait rue Frémicourt depuis une dizaine d'années ; il s'y était habitué, le quartier était calme. En 1993, il avait ressenti la nécessité d'une compagnie ; quelque chose qui l'accueille le soir en rentrant. Son choix s'était porté sur un canari blanc, un animal craintif. Il chantait, surtout le matin ; pourtant, il ne semblait pas joyeux; mais un canari peut-il être joyeux ? La joie est une émotion intense et profonde, un sentiment de plénitude exaltante ressenti par la conscience entière ; on peut la rapprocher de l'ivresse, du ravissement, de l'extase. Une fois, il avait sorti l'oiseau de sa cage. Terrorisé, celui-ci avait chié sur le canapé avant de se précipiter sur les grilles à la recherche de la porte d'entrée. Un mois plus tard, il renouvela la tentative. Cette fois, la pauvre bête était tombée par la fenêtre ; amortissant tant bien que mal sa chute, l'oiseau avait réussi à se poser sur un balcon de l'immeuble en face, cinq étages plus bas. Michel avait dû attendre le retour de l'occupante, espérant ardemment qu'elle n'ait pas de chat. Il s'avéra que la fille était rédactrice à 20 Ans ; elle vivait seule et rentrait tard. Elle n'avait pas de chat.

La nuit était tombée ; Michel récupéra le petit animal qui tremblait de froid et de peur, blotti contre la paroi de béton. À plusieurs reprises, généralement en sortant ses poubelles, il croisa de nouveau la rédactrice. Elle hochait la tête, probablement en signe de reconnaissance ; il hochait de son côté. Somme toute, l'incident lui avait permis d'établir une relation de voisinage ; en cela, c'était bien.

Par ses fenêtres on pouvait distinguer une dizaine d'immeubles, soit environ trois cents appartements. En général, lorsqu'il rentrait le soir, le canari se mettait à siffler et à gazouiller, cela durait cinq à dix minutes ; puis il changeait ses graines, sa litière et son eau. Cependant, ce soir-là, il fut accueilli par le silence. Il s'approcha de la cage : l'oiseau était mort. Son petit corps blanc, déjà froid, gisait de côté sur la litière de gravillons.

Il dîna d'une barquette de loup au cerfeuil Monoprix Gourmet, qu'il accompagna d'un Valdepenas médiocre. Après une hésitation il déposa le cadavre de l'oiseau dans un sac plastique qu'il lesta d'une bouteille de bière, et jeta le tout dans le vide-ordures. Que faire d'autre ? Dire une messe ? »

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires

 

 

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