23/10/2025
Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Je suis lâche, faible, inconstant et malheureux de l'être. Il y a des moments où je me méprise. C'est très grave et très dangereux ; le grand orgueil, l'orgueil nourricier, n'est pas inépuisable, les petits dégoûts et les bassesses l'entament sans en avoir l'air, et puis tout d'un coup, à l'instant le plus inattendu, crac ! Il s'effondre, et il ne reste plus qu'une petite couche de vanité pâle et friable et aveuglante comme de la neige. […]
Plus de banalités. Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables. Et tant pis si je me trompe. Tant pis pour le désespoir et la vieillesse malheureuse, le tourment des regrets obsédants. Tant pis ! Une vie ne vaut rien. Une vie n'a pas d'importance. Je méprise ma vie. Je me moque de ma vie comme d'un drapeau que l'on m'aurait donné à porter, pâle et flottant au vent ainsi qu'un chiffon bien taillé au bout d'une trique, mais le principal, la grande affaire, est que ce drapeau devienne le plus glorieux, le plus déchiré, le plus coloré et le plus inoubliable de tous. Que chacun de ses trous soit ma blessure, chaque lambeau une partie de mon cœur déchiré, que sa tête jaillisse au soleil sans peur des coups, de la solitude et de la douleur, sans peur de la mort, et moi écrasé sous son poids mais triomphant, impitoyable pour ma propre souffrance, dédaigneux de ma vie, de mon plaisir et de mon bonheur.
Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N'y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d'une sueur où ils se baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l'espace d'un instant, mais qu'ils ne savent reconnaître ni conserver.
Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d'écrivain et d'homme m'interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s'évanouissent et laissent la place à d'autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège.
Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l'amour des choses qui demeurent. »
Jean-René Huguenin, Samedi 25 février 1956 - Journal
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