29/03/2007
La Nation selon Renan - III
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III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : " Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes " est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie. Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : " avoir souffert ensemble " ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun,
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province. "Tu m'appartiens, je te prends." Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !
Je me résume, messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. "Consulter les populations, fi donc ! Quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine." - Attendons, messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé."
08:35 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Nation, Renan, Bleu Blanc Rouge | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Ainsi parlait Zarathoustra
Friedrich Nietzsche
De la nouvelle idole
Il y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n'est pas chez nous, mes frères: chez nous il y a des États.
État? Qu'est-ce, cela? Allons! Ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L'État, c'est le plus froid de tous les monstres froids: il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche: "Moi, l'État, je suis le Peuple."
C'est un mensonge! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour: ainsi ils servaient la vie.
Ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État: ils suspendent au-dessus d'eux un glaive et cent appétits.
Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l'État et il le déteste comme le mauvais oeil et une dérogation aux coutumes et aux lois.
Je vous donne ce signe: chaque peuple a son langage du bien et du mal: son voisin ne le comprend pas. Il s'est inventé ce langage pour ses coutumes et ses lois.
Mais l'État ment dans toutes ses langues du bien et du mal; et, dans tout ce qu'il dit, il ment - et tout ce qu'il a, il l'a volé.
Tout en lui est faux; il mord avec des dents volées, le hargneux. Même ses entrailles sont falsifiées.
Une confusion des langues du bien et du mal - je vous donne ce signe, comme le signe de l'État. En vérité, c'est la volonté de la mort qu'indique ce signe, il appelle les prédicateurs de la mort!
Beaucoup trop d'hommes viennent au monde: l'État a été inventé pour ceux qui sont superflus!
Voyez donc comme il les attire, les superflus! Comme il les enlace, comme il les mâche et les remâche.
"Il n'y a rien de plus grand que moi sur la terre: je suis le doigt ordonnateur de Dieu" - ainsi hurle le monstre. Et ce ne sont pas seulement ceux qui ont de longues oreilles et la vue basse qui tombent à genoux!
Hélas, en vous aussi, ô grandes âmes, il murmure ses sombres mensonges. Hélas, il devine les coeurs riches qui aiment à se répandre!
Certes, il vous devine, vous aussi, vainqueurs du Dieu ancien! Le combat vous a fatigués et maintenant votre fatigue se met au service de la nouvelle idole!
Elle voudrait placer autour d'elle des héros et des hommes honorables, la nouvelle idole! Il aime à se chauffer au soleil de la bonne conscience, - le froid monstre!
Elle veut tout vous donner, si vous l'adorez, la nouvelle idole: ainsi elle s'achète l'éclat de votre vertu et le fier regard de vos yeux.
Vous devez lui servir d'appât pour les superflus! Oui, c'est l'invention d'un tour infernal, d'un coursier de la mort, cliquetant dans la parure des honneurs divins!
Oui, c'est l'invention d'une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d'être la vie, une servitude selon le coeur de tous les prédicateurs de la mort!
L'État est partout où tous absorbent des poisons, les bons et les mauvais: l'État, où tous se perdent eux-mêmes, les bons et les mauvais: l'État, où le lent suicide de tous s'appelle - "la vie".
Voyez donc ces superflus! Ils volent les oeuvres des inventeurs et les trésors des sages: ils appellent leur vol civilisation - et tout leur devient maladie et revers!
Voyez donc ces superflus! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.
Voyez donc ces superflus! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d'argent, - ces impuissants!
Voyez-les grimper, ces singes agiles! Ils grimpent les uns sur les autres et se poussent ainsi dans la boue et dans l'abîme.
Ils veulent tous s'approcher du trône: c'est leur folie, - comme si le bonheur était sur le trône! Souvent la boue est sur le trône - et souvent aussi le trône est dans la boue.
Ils m'apparaissent tous comme des fous, des singes grimpeurs et impétueux. Leur idole sent mauvais, ce froid monstre: ils sentent tous mauvais, ces idolâtres.
Mes frères, voulez-vous donc étouffer dans l'exhalaison de leurs gueules et de leurs appétits! Cassez plutôt les vitres et sautez dehors!
Évitez donc la mauvaise odeur! Éloignez-vous d'idolâtrie des superflus.
Évitez donc la mauvaise odeur! Éloignez-vous de la fumée de ces sacrifices humains!
Maintenant encore les grandes âmes trouveront devant elles l'existence libre. Il reste bien des endroits pour ceux qui sont solitaires ou à deux, des endroits où souffle l'odeur des mers silencieuses.
Une vie libre reste ouverte aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d'autant moins possédé: bénie soit la petite pauvreté.
Là où finit l'État, là seulement commence l'homme qui n'est pas superflu: là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique, la nulle autre pareille.
Là où finit l'État, - regardez donc, mes frères! Ne voyez-vous pas l'arc-en-ciel et le pont du Surhumain?
Écrit par : Orlali | 29/03/2007
Je vous rassure... l'État ne m'a pas contaminé... mais ce n'est pas donné à tout le monde...
Bien à Vous...
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Écrit par : Nebo | 29/03/2007
Hi-hi, je ne me rappelais plus de cette "nouvelle idole".
Intéressant, mais je ne ressens aucun enthousiasme à l'idée de cette nation ; je trouve même cette conception totalement illusoire.
Écrit par : ada veen | 29/03/2007
Vous écrivez donc pour "tout le monde"
Écrit par : Orlali | 29/03/2007
Orlali... votre syllogisme est un peu "téléphoné"... mais j'écris pour tout le monde, oui... bien que je mette en ligne des textes qui peuvent, je le souhaite, inciter à la réflexion... et qui ne sont pas de moi. Pour ce qui est de mes textes à moi... oui... ils s'adressent à tous, et Dieu reconnaîtra les siens... hi hi hi !
Ada Veen... je ne sais si ce modèle de "nation" est dépassé... je suis moi-même quelque peu perdu dans toute la bouillabesse ambiante... il n'empêche que je crois que l'Avenir est à la synthèse... mais de quelle nature elle sera, je suis incapable de le prédire. Je m'efforce, à ma mesure et selon mes très modestes moyens de participer au mouvement (ha ! ha ! ha !) qui nous agite tous... et, malgré parfois mes grands airs, en toute humilité... sinon, très sérieusement, que proposez-vous ?
Bien à Vous...
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Écrit par : Nebo | 29/03/2007
Hum... Ce que je voulais dire en fait, c'est que la fin du texte de Renan témoigne d'un certain "enthousiasme" dont je me sens fort dépourvue, sous voyez ?
J'aurais peut-être quelque chose à "proposer" au niveau national si j'avais plus foi en l'homme, mais ... voilà.
Je fais donc ce que je peux, comme vous, avec mes modestes moyens, et accessoirement un bulletin de vote, ce qui est très peu.
Écrit par : ada veen | 30/03/2007
Ada Veen... vous manquez de foi ? Vous en êtes sûre ? Pourtant : everything's not lost ... ;-)
Bien à Vous...
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Écrit par : Nebo | 30/03/2007
:)) Effectivement... C'est fluctuant, dirais-je... mais pas mort.
Écrit par : ada veen | 30/03/2007
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