01/10/2007
Âmes Insurgées
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
La Parenthèse de ce jour n'est pas un choix de moi, mais d'Irina. Cependant, vous devez vous en douter, je m'associe à ce choix. Pleinement.
Irina :
Les francs-tireurs, j'aime à les appeler "âmes insurgées". Ces deux mots mis ensemble, magnifiques, ne sont pas de moi, hélas, mais d'un homme, magnifique lui aussi, qui s'appelle Armel Guerne.
Je vous laisse le découvrir :
" Laissez-moi vous dire
Que le poète n'a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d'éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu'on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s'effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s'emparent aussitôt pour le rendre inintelligible. Les coeurs sans le savoir, les esprits sans le percevoir et, tout au fond, les âmes sans le dire sont tellement dans le besoin que le silence de leur cri- formidable colonne en creux - requiert et mobilise contre lui l'acharnement insupportable et sans répit de tous les bruits du monde, organise la fuite et le refuge de chacun dans ce supplice étroit, la collaboration funeste de tout individu, par soumission servile ou par complicité déshonorée, à cet attentat fracassant qui le disjoint, l'émiette, le pulvérise et le disperse. S'abstraire de l'essentiel, tout est là. Sortir le plus possible du dedans de la vie ; rester dehors. L'information, laissez-moi vous le dire, est l'instrument parfait, la corde lisse et le noeud bien coulant de cette pendaison : l'information, procédé éminemment artificiel et abstrait, destiné à rendre informe et sans leçon tout ce qui peut, tout ce qui risque d'avoir, originalement, une forme certaine et peut être un enseignement. L'informatique a perfectionné le système en le mécanisant et désormais, sans le concours de personne, l'analyse devient si fine que tout danger est écarté : même par accident il ne peut plus rester, non, même à la loupe on ne saurait trouver le grain le plus infinie de concret dans la pensée lisse et liquide qu'elle dégorge. Le rien est souverain et triomphe dans le bourdonnement enthousiasmé des bavardages. Car sait-on jamais ? La trace seulement d'une poussière pourrait suffire à accrocher un souvenir, un rappel, découvrir une analogie, voire amorcer un rêve, éveiller un silence, engendrer l'incongruité d'une de ces légendes qui parlent à travers le temps !
Abandonné de tous, le génie souple et prompt de notre langue est sans emploi, comme un ange au chômage. Vu de demain, regardé seulement de la pointe du prochain matin, le français est déjà une langue morte, écrasée, accablée, enterrée sous ses ruines où s'amusent encore, inconscients, égarés, les producteurs rentiers d'une littérature qui n'a d'autres raisons que la " modernité ", c'est-à-dire le goût du jour. L'argent, seul étalon de toutes les valeurs, ne quitte plus jamais le devant de la scène. Ecoutez bien, tendez l'oreille : " euh... ! beuh... ! " Nous sommes entrés dans le siècle de l'onomatopée et nous voici déjà tout occupés à convertir les mots en chiffres. Sans le lyrisme des milliards, avouons-le, auquel les moins riches ne sont pas les moins accessibles, la politique serait sans effet, sans écho, et les prisons de l'idéologie s'ouvriraient d'elles-mêmes, relâchant en plein air la cohue de leurs détenus fascinés, tout surpris de se retrouver libres de leur pensée, de respirer un air de leurs propres poumons. L'argent (qui n'est depuis longtemps plus synonyme de richesse, mais de besoin), s'il fut depuis toujours servi par les ambitieux, ne l'a jamais été avec le cynisme imbécile et l'unanimité éhontée de nos contemporains : la masse humaine la plus mendiante et la plus lâche, la plus confuse et la plus confondue que le monde ait portée. Seul le nanti n'en a jamais assez ; et c'est toujours lui qui crie le plus fort, du haut en bas de l'échelle sociale, surtout en bas. Laissons.
Le poète, je vous l'ai dit, n'a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour exister, n'ont rien d'épisodique ou de professionnel. Il est voué à l'essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. Une existence entière à préserver dans tous ses lieux, ouverte à ses passions, conquérant son intégrité. L'ampleur indispensable de l'espace et du temps, la solitude, le silence et la continuité. Les questions à poser vraiment ; la réponse à attendre de tout. Un travail où l'on entre une fois pour toutes pour ne plus le quitter, pour n'en jamais sortir avant qu'il soit fini, achevé. Un enrichissement profond qui rejette à mesure tout l'accessoire, tout le surplus intellectuel, la vanité, l'épate, l'encombrement de la mémoire et de tous les chemins d'accès, bref, ce qui n'est pas absolument la nourriture salutaire. Et le contrôle vigoureux, la vérification constante de tout cela sur tous les faits et gestes, à chaque instant de chaque jour. Un combat, s'il faut l'appeler de son nom, qui ne se ralentit jamais une fois qu'il est engagé, s'enhardissant de tous les héroïsmes aussi naturellement qu'une plante, en croissant, s'enhardit dans son vert. Car la grandeur lentement, sûrement accordée à un rythme cosmique, élargit peu à peu son aire intérieure et le confort de son logement. Rien qu'une vie et rien qu'un lieu pour tout cela, c'est peu ! Mais une fois chez elle et bien à l'aise, elle commence ses aménagements, ouvre l’oeil à de nouveaux regards plus vifs, plus pénétrants, éteint les complaisances, ferme l'oreille aux bruits satisfaisants de la musique et doucement, tendrement, l'habitue à l'écoute plus simple de l'ineffable, assouplit délicieusement les muscles orgueilleux de l'orgueilleuse intelligence pour l'exercer, loin de ses jeux futiles, aux pratiques du bond, du vol, de la plongée, afin de franchir l'apparence, de l'enjamber, de la tourner et de poursuivre, par-delà, sa chasse périlleuse - et parfois bienheureuse - de la réalité substantielle.
C'est vrai, on ne peut parler ce langage qu'à ceux qui le savent déjà, ou qui sont sur le bord, ou qui veulent y être. Il est peut-être vrai aussi qu'ils ne sont pas nombreux : on le dit, en tout cas, et les autres le croient ; mais comment le savoir si personne n'essaie ? Et puis surtout, que nous importe à nous ? Les autres sont des morts, un nombre seulement, des impersonnes qui sont nées mortes dans leur époque dont elles ne toucheront jamais le vrai moment du doigt ; de mornes effigies qui se figurent - oh ! non pas être : cela se sent - mais avoir, avoir une vie parce qu'un temps les véhicule et les agite, parce qu'elles ont un matricule et connaissent le numéro ; d'impossibles médailles frappées sur une face à l'image de l'homme et sur l'autre de rien, façonnées de ce néant auquel elles appartiennent. La prolifération grouillante du non-être. Un modelage de l'absence certifié copie conforme. Et parce qu'il est vrai que les institutions que les hommes se sont données, jusqu'aux Eglises qu'ils se veulent à présent, ne font toujours appel qu'au pire de nous-mêmes et jamais au meilleur, on comprend que l'humanité soit démoralisée et ne puisse jamais apprendre ce qu'elle vaut, tout près de quelles plénitudes elle promène son vide, devant quelles félicités immensément impatientes elle accable son coeur d'ombres sordides et d'amertumes imbéciles - incapable dedans de s'inventer, incapable dehors de sentir son péril. Car la violence, évidemment, est le seul exutoire de ce mutisme intérieur.
(Faut-il inviter l'amateur à méditer le spectacle ? Je vois très bien la fin du monde interrompant, au grand dam des syndiqués, une quelconque manifestation populaire " revendiquant " encore quelque chose.)
C'est pourquoi, je le dis ici, pour le salut de ce qui nous reste d'âme, pour l'honneur de l'esprit : jamais depuis l'origine du monde, depuis la création de la lumière et la séparation des eaux d'en haut et de celles d'en bas, ni à aucun moment au long de notre histoire depuis le tout premier commencement, jamais la poésie n’ a été aussi nécessaire - quel que puisse être le nombre de ceux qui ne le savent pas- ni réclamé dans une urgence aussi abrupte et absolue l'indispensable chant secret de cette pauvresse splendide, fille sauvage de la Providence et seule héritière directe des hautes évidences premières, qui fait la honte du monde dit " civilisé " - et singulièrement de la France où elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que partout ailleurs. Parce qu'elle est l'enfant surnaturel du verbe et naturellement l'avocate de l'âme insurgée donc de plain-pied avec l'Apocalypse, la poésie est par essence le seul langage encore assez vivant, encore assez armé, encore assez puissant et entier, assez près du mystère aussi de la parole, pour emporter d'assaut les forteresses de l'inertie et crever le béton des citadelles du mensonge, portant en elle un grain de vérité humaine qui peut germer encore, une semence de beauté qui fleurira dans la hideur, de saints pollens de l'immortelle simplicité et même, pour certains, l'amande du noyau du fruit intemporel qui fait lever dans l'âme, puissamment, un arbre superbe avec le bruissement vivant de son feuillage, le creusement très doux du bleu des ombres et la visite claire des oiseaux qui le feront sourire. Autour de sa sagesse pivotent les saisons. Jamais un mot. Il lave l'air intimement. Il appelle la pluie d'en haut. Il fertilise les déserts. Et c'est sur lui, significativement, sur ce mage majestueux que s'abat, depuis un quart de siècle, la main meurtrière de ce qu'on nomme le progrès !
Pourquoi crier à l'impossible quand le possible est déjà là, prêt à entrer, qui n'attend plus que vous pour s'accomplir en vous accomplissant ? Il n'y a pas un homme qui puisse vivre heureusement de ses instincts bestiaux, enfermé dans son corps, incarcéré dans son opacité muette, rivé stupidement sur son nombril. On y suffoque, on s'y étouffe, on s'y éteint - et la haine enragée gravite, comme un soleil mort, autour de cette viande inhabitée. Réapprenez à lire et sauvez-vous de là ! Laissez parler en vous la langue qui libère. Relevez le grand I de l'Imagination : c'est le bâton magique qui vous déshallucinera, la verge de la vraie lucidité. Vous n'êtes pas des huîtres ! Ouvrez votre silence à la conversation de l'ineffable et vous saurez étonnamment de quelle immensité intérieure votre réalité est faite, insérée aux deux bouts dans l'infini. Son appétit de point final est une duperie ; l'apparence est un leurre et les idées presque toujours faites idées, sur des idées, ne disent rien qui vaille. La confidence des poètes vous en convaincra : il ne se passe rien dehors, tout se passe dedans. Ils ne font pas la poésie, ils n'en sont pas les auteurs, car ils sont une oreille avant d'être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont faits par la poésie, comme un premier maillon entre elle et vous. Sans elle, ils ne sont rien ; avec vous, ils sont tout. Le verbe qu'ils conduisent a son génie en vous. Ne le tuez donc pas.
Sur le fil de la chute, qui a son idéal dans la verticalité absolue et qui y tend, la loi intime de la décadence amenuise le temps en suçant sa substance et fait que l'on repart d'un peu plus bas chaque jour. Erodés, corrompus, rongés sournoisement par cet acide, ses rapports avec la durée se détériorent constamment. (On en est, aujourd'hui, si loin dans cette division qu'on distingue le champion des autres, dans de simples jeux sportifs, au centième de seconde, et la physique en est au dix-millième, au millionième peut-être ...) Si l'on remonte dans le passé, comme le dit justement l'adage, on descend donc dans l'avenir qui nous attend comme un tombeau. Rien n'est plus vrai. Hormis les rigolos de la démagogie qui promettent aux électeurs des lendemains qui chantent, tout le monde sait fort bien que demain sera pire et se comporte en conséquence. Hier était le bon temps, qui va de mieux en mieux à mesure qu'on arrive plus près de la naissance et de là, à travers le mythique Age d'or, jusqu'à la porte même du Paradis au fond des origines ; de mal en pis à mesure qu'on s'approche de l'heure totale de la mort. L'évidence le prouve ; il n'est que de regarder autour de soi : visiblement, les jours que nous vivons ne sont plus que des restes et quelques mois après, sous le même regard, il n'y a déjà que le reste des restes. Jusques à quand ? L'élan est pris, et la précipitation s'accélère de minute en minute.
Inutile d’insister sur la stupidité d'une modernité (qui serait inimaginable si ce n'était la nôtre) qui rejette d'un coup d'épaule tout le passé humain, se dégage de son histoire comme un poussin de son oeuf, sans même s'apercevoir que le dédain de sa jeunesse flétrie pour tous les âges de son âge, sa hâte même à tout périmer derrière elle au ras de ses talons, sa rage à ne considérer qu' elle-même comme seul texte et unique contexte, ne sont au demeurant que les aveux d'une impuissance apeurée et viennent seulement de sa propre misère incomparable et de la nullité de son regard charnel. Misère et nullité d'un temps d'une telle minceur qu'on n'y peut rien ancrer ; d'une fragilité, d'une instabilité et d'une telle inconsistance, puisqu'il faut le lui dire, qu'un souffle peut l'éteindre ou moins encore, une erreur anonyme au fond d'une machine, l'inadvertance ou la maladresse d'un geste effleurant un bouton, l'oubli d'un commutateur de contrôle. Une réalité qui n'est pas plus que le reflet d'un spectre au fond d'un vieux miroir - et qui se prend pour quelqu'un parce qu'il n'a jamais vu personne.
Un pareil désarroi, des hommes plus humains, beaucoup moins négatifs, l'on pressenti déjà comme pour nous aider, hurlant alors de toutes les manières la fureur de la faim spirituelle, clamant et proclamant l'insurrection de l'âme aux quatre coins du monde, s'arrachant à leur siècle qu'ils jugeaient imbécile et qui ne manquait pas d'incommodités, plongeant dans le passé, secouant l'avenir en le prophétisant jusqu'au bout de leur force d'imagination comme pour mieux l'exorciser, cherchant partout des appuis et des frères, recensant l'univers et les trésors intérieurs, se prodiguant à coeur ouvert, risquant sur eux un perpétuel tout pour le tout que rien ne pouvait arrêter, ni la folie, ni le suicide, ni la mort qu'ils ne cessaient de frôler, toujours à cet extrême d'eux-mêmes qu'ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre. Jamais peut-être on n'avait fait autant de littérature ; et jamais sans doute on n'y mit tant de sang, tant de coeur, tant de fièvre et aussi de merveilleux caprice, de liberté. Ils ont tout essayé, tout appelé à leur secours pour étendre le cercle autour de la raison et trouver des issues, ne pas s'y enfermer. Ils ont couru tous les chemins qu'ils croyaient deviner. S'ils se trompaient, tant pis pour eux ! mais ils y allaient voir - et malheureusement, égarés dans le marécage d'une langue peu faite pour la rigueur, la rectitude ou le redressement de la pensée aventurée sur un terrain mystique, ils se trompèrent souvent et moururent beaucoup.
Le Romantisme, dont il est ici question - celui de tous les Romantiques qui ont tracé dans telle et telle direction son aventure fabuleuse, tragique et salutaire, flamboyant tout à coup sur les déchets d'un XVIIIe siècle presque exclusivement voué à la froide raison – n’est pas du tout l'affaire d'un seul temps, le phénomène d'une époque. Certes, une énorme éruption volcanique s'est produite à un certain moment dans l'océan de la pensée des hommes parce que les plus clairvoyants s'indignaient, ne voulant pas se laisser réduire à ce que leur temps voulait qu'ils fussent ou qu'ils devinssent ; mais la vague de fond propulsée par ce cataclysme déferle directement sur nous, étale sur nos plages désertes, desséchées, la miroitante bénédiction de sa marée adoucie et frangée d'espérance. Rien de rien ne nous en sépare en vérité, sinon la vaine chronologie de la superstition historique. Ni ces eaux, ni ce feu ne nous sont étrangers aujourd'hui, et leur puissant remous nous est tout à fait fraternel.
Ce Romantisme, bien évidemment, n'a rien de commun avec la gentillette école littéraire qui fit florès en France sous ce nom ; rien de commun non plus avec la rhétorique douceâtre et la fadeur sentimentale, les rubans et les fanfreluches que l'on s'est plu souvent à attacher à ce mot. Les Français à vrai dire, Nerval à peu près seul excepté, sont restés à l'écart de ce mouvement, qui a fleuri d'abord et surtout en Allemagne avec Hölderlin et Novalis, avec Arnim, avec Kleist, avec Hoffmann et tant d'autres, mais aussi en Angleterre - avec Keats bien plus qu'avec Byron ou Shelley, et par delà les sombres splendeurs du " Roman noir " jusqu'à Stevenson -, mais encore dans la lointaine Amérique chez deux êtres aussi différents - et aussi nécessairement complémentaires - que Poe et Melville, sans oublier les pays slaves où l'élan mystique dit hassidisme juif et cet autre élan qui soulèvera plus tard les récits de Dostoïevski sont manifestement d'essence romantique, au sens le plus exigeant que l'on voudra bien donner à pareille désignation.
En France comme ailleurs, pourtant, le triomphe éhonté d'une bourgeoisie désormais vouée corps et âme aux démons du profit, uniquement préoccupée de cet " enrichissement " affreusement matérialiste qu'allait bientôt cautionner la phrase à jamais immonde de Guizot, aurait dû inciter les poètes à brandir un étendard qui ne fût pas de pacotille. Mais la France " moderne ", qui était précisément en train de naître sous leurs yeux, avait sans doute contre elle d'être un pays trop anciennement favorisé par le ciel. Et favorisé d'abord dans sa langue, qui avait éclipsé, ne l'oublions pas, les autres langues d'Europe dans cette conquête du verbe où se reconnaît le véritable accomplissement de toute civilisation. Mais justement, cet instrument merveilleusement souple, merveilleusement précis, aiguisé et assoupli au fil des siècles par des hommes comme Rutebeuf ou Villon, Rabelais ou Racine (alors que la langue allemande, elle, sortait à peine de son haut moyen-âge quand Goethe rêvait déjà pour elle d'un impossible " classicisme "), cet outil patiemment façonné et perfectionné par des générations d'artisans du langage, attentifs à dire au plus juste, au plus vrai, et qui avait si fidèlement servi les poètes et les saints, n'était-il pas tentant d'en user à d'autres fins, de le pervertir ? Le XVIIIe siècle en avait fait une langue de " salon ", enjuponnée, émasculée. Les histrions de la modernité virtuoses fabricants d'illusion, en feront le jouet que l’on sait. L'Allemand de l'époque, en revanche, se trouvait par rapport à sa langue dans une situation à peu près inverse. Le parler germanique, proclamé " langue allemande " avant d'avoir pu seulement être dégrossi, n'avait guère eu le temps d'accueillir l'esprit du verbe - la seule exception étant à chercher du côté de Paracelse, exception météorique hélas, de par la splendeur même de son isolement forcé, confirmation plutôt d'un manque fondamental au départ. Pour combler ce manque, les Romantiques d'au-delà du Rhin mettront tout en oeuvre, livrant les mots à la fournaise pour essayer d'en purifier le métal. Plusieurs y brûleront leur vie, vaincus finalement par la pesanteur d'un langage qui résistait de toute sa masse à leur ardeur d'alchimistes improvisés. Mais cette difficulté même à mettre en mots une expérience intimement vécue était déjà pour eux une raison de s'insurger.
Car partout, c'est de la difficulté à vivre, à dire, à être, à simplement respirer dans un monde promis bientôt à l'asphyxie, que devait surgir l'élan salvateur - ce qui explique peut-être que les climats " heureux ", les contrées bénies tôt mises en culture par le génie latin aient été si peu visitées par ce mouvement. Mouvement nourri de trop de misères intérieures, et depuis trop longtemps bâillonnées, pour pouvoir se satisfaire de la contemplation paisible d'un ciel d'été. Mouvement insurrectionnel donc, et qui ne visait à rien moins qu'à rétablir l'homme dans sa vraie patrie : cette âme illimitée qu'il avait eu la folie de déserter au profit d'un monde effroyablement rétréci, où il risquait à présent de finir emmuré.
Les êtres qui se risquèrent dans ce combat se voulaient tous poètes. Et ils l'étaient effectivement, qu'ils fussent musiciens comme Beethoven, Schubert ou Schumann, ou peintres comme l'étonnant Caspar David Friedrich (auprès duquel le prétendu " romantisme " d'un Géricault ou d'un Delacroix paraît bien sinistrement convenu), ou encore linguistes et folkloristes comme les frères Grimm, ou alors minéralogistes, physiciens, botanistes - car plusieurs osèrent oeuvrer en Allemagne surtout, dans le sillage de Novalis, à l'avènement d'une science enfin digne de ce nom, d'une sophia qui serait véritablement au service de l'âme. Aucun d'entre eux, faut-il le dire, n'eut la vie facile. Aucun ne rêva d'être pair de France comme fut chez nous Victor Hugo, ou chef d'une République de profiteurs comme faillit être Lamartine, ou académicien comme finit Musset. La belle vie que Byron et Shelley filaient ensemble en Italie n'était pas pour eux. L'Italie de leurs rêves ( celle d'Hoffmann, si présente dans ses livres, alors qu'un destin accablant l'empêchera toujours de s'y rendre autrement qu'en esprit), cette Italie se confondait pour eux avec l'Age d'or, dont leur âme écorchée ne pouvait faire autrement que de se souvenir, et que leur ardeur combative se devait à tout le moins de restaurer, si peu nombreux fussent-ils face à l'armée des philistins assis et nantis qui écrasait de sa triomphante nullité leur époque - cette époque qui devait impitoyablement les rejeter eux, riches seulement de leur ferveur, armés uniquement d'espérance. Et ils n'hésitaient pas pour cela à payer de leur personne. Quel que fût le prix. Vivant l'aventure jusqu'à l'extrême limite de leurs forces : jusqu'au suicide (Kleist, Nerval), jusqu'à la folie Hölderlin, Poe, Schumann), ou jusqu'à ce désespoir muet qui ne peut être enduré que comme une mort lente, une agonie de tous les instants (Hoffmann, Melville) - quand la vie ne leur était pas purement et simplement refusée au seuil même d'une adolescence trop généreusement brûlée (Novalis, Keats, Schubert).
C'est que pour eux, le Romantisme était vraiment une façon, d'être. Un combat pour la plénitude. Une bataille désespérée contre l'abdication capitale, contre ce vide désespérant qui laisse l'homme comme une viande douée de réflexes dès qu'il oublie son âme, dès qu' il quitte ses rêves, dès qu'il cesse de reconnaître et de nourrir - pour ne plus faire qu'alimenter l'autre - Cette moitié divine dont il est composé et qui respire au milieu des étoiles.
Car on ne devrait jamais l'oublier, la vie n'est pas un état mais un risque, et qui s'ouvre toujours plus. Grandiose. Une conquête qui n'en finit pas. Un " voyage " - au sens où Schubert l'a certainement vécu - mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher.
Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas trop se lier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.
Vivent les hommes de plein vent !
Tourtrès, 5 mars 1977"
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07:00 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : Romantisme, Armel Guerne | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Un texte pareil,de bon matin,c'est vivifiant.Un vrai plaisir.
Nebo,vous êtes un fin lecteur.Nebo ou, dans ce cas,Irina.
Je ne connaisais pas Guerne mais vous m'avez mis l'eau à la bouche.
Écrit par : Henri | 01/10/2007
Guerne est bon ouais (voyez le Stalker : Armel Guerne - Deuxièmes rencontres de Tourtrès, 13-14 octobre ), mais comme traducteur d'Hölderlin, très inférieur à Jaccottet ( en règle générale, la mise en Français n'est pas son point fort).
Cette p'tite bafouille juste pour dire que, les deux tomes des Romantiques allemands dans la Pléiade (remarquables) étant épuisés… vous devrez acheter "Les romantiques Allemands" de Guerne chez Phoebus, Libretto. 15euros pour 950 pages, c’est très honnête.
Evidemment les trads sont pesantes (sauf les trop rares de Béguin, forcément). Mais bon, lire Grabbe ou Chamisso ça vaut le jus.
Écrit par : Restif | 01/10/2007
Il se trouve que les deux tomes de la Pléiade des Romantiques Allemands, nous les avons. Cadeaux reçus par Irina de la part d'amis très chers. C'est d'ailleurs dans un de ces tomes que je termine actuellemnt la lecture du "Peintre Nolten" d'Eduard Mörike. ;-)
Mais votre suggestion chez Phoebus ma paraît alléchante...
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Écrit par : Nebo | 01/10/2007
Restif, je ne sais pas ce que vaut Guerne en tant que traducteur mais ce texte, quand je l'ai lu pour la première fois m'avais asphyxiée et m'avais touchée jusqu'aux larmes. Une furieuse envie donc de vous le faire partager.
Écrit par : irina | 01/10/2007
Texte-brûlure, bannière d'absolu claquant énorme à l'âme, un vent fulgurant nous traverse. Oh bonheur du réveil...
Merci, merci de toute ma pauvre grande âme épanouie de nous avoir offert ce texte, Irina. Précieuse Joie qui fit naître cette envie de partage, esprit qui déjà nous a donné cette page, ce lieu.
Toujours impulsif, j'ai peut être bêtement généralisé d'Hölderlin à toutes les traductions. La prose est très belle. Du Guerne plus que du Jean Paul comme me l'a dit un ami germaniste? N'est-ce pas, au fond, un compliment...
Je comparais ce soir mes romantiques Allemands de Pléiade avec le Guerne (même titre) en Phébus. Bien peu de doublons finalement, une centaine de pages sur près de 1000... Et le très pur amour de Guerne, son désir somptueux de choisir de l'inédit. Vraiment, un livre somme qui complète admirablement les deux autres.
Et honte à moi d'avoir pilpoulé sur de bien minces détails. Faites ce beau voyage...
PS J'ai relu plus lentement ce texte que je vais copier (je pense que vous voulez faire voyager l'oiseau-lyre). Souvenir d'un partage... C'est sans doute bête à dire mais, ce soir, je suis heureux. Merci. R ( sourire timide mais sans frayeur. Lumière).
Écrit par : Restif | 02/10/2007
Ah Restif, des instants comme celui-là me rendent heureux...
Bien à Vous...
@)>-->--->---
Écrit par : Nebo | 02/10/2007
ce très beau "post" me touche très cher Restif et me rappelle l'immense reconnaissance que j'avais eu envers un ami très cher qui le m'avais fait découvrir il y a quelques années.
Ce même ami m'a emmenée à Tourtrès et lorsque j'ai vu ce moulin où Guerne s'était installé j'ai été comme habitée. Un endroit étrange, onirique et habité lui aussi. Juste à côté une église, un cimetière où il est enterré. J'ai pensé à un tableau de Friedrich. Je me suis recueillie, pleine des mots que vous avez découvert plus haut. J'ai senti sa solitude et sa souffrance aussi. Comme Saint Exupéry, il devait se sentir étranger à ses contemporains, ces "non-personnes" l'ont poussé dans cette retraite, et je le comprends si bien...
Écrit par : irina | 02/10/2007
PERLE DE FEU
Les chevaux sauvages du vent
Peuplent la nuit de tous les regards
Bannières étoilées flottant
Telles des cristallines sans tourment
Aventures et cavalcades
Qui illluminent le satin des horizons
Un surf sur la voie lactée
Jongle des stances multicolores
A partir des guenilles en feu
De bohémiens dépareillés
Roulotte intergalactique en promenade
Sur les brandons telluriques du rêve
Écrit par : gmc | 02/10/2007
PANS DE VERRE
Les non-personnes ne sont que des images
Tain du miroir qui obscurcit
Le regard de qui les décrit
Et les pare d'une substance
Fruit de ses rêves et de rien d'autre
Au contraire des non-personnes
Au profil ô combien singulier
Dont la signature délavée se déploie
Sur des torrents de soie amoureuse
Esquisse de volupté d'un charme minéral
personne: de l'étrusque personna, masque de théâtre, apparence donc.
Écrit par : gmc | 02/10/2007
Si ce Restif vous est « très cher »
Alors c’est qu’il vaut quelque chose
Ce pendard filant sa névrose
En triturant de tristes gloses
N’a pas le droit de se défaire
D’un don qui fait mourir l’hiver
Où sa pauvre âme était enclose
Á vous Nebo et Irina
Á vous beau couple de la Joie
J’ai siffloté ces petits vers
Sans chercher à faire littéraire…
Moi, ( pourvu qu’elles ne battent froids !)
J’ai fait ces trilles en partenaire
Pour amuser vos locataires
Un p’tit bouquet de fleurs des champs
Tout simplement
( quand on ne sait pas quoi dire parce que pudique, on prend un masque de chanson. Si j'ai pu toucher Irina, elle me l'a bien rendu) A Vous.
Écrit par : Restif | 02/10/2007
Révérence
Écrit par : irina | 02/10/2007
J'exhume, ou plutôt non car ce qui anime ce très beau texte irrigue Incarnation. Merci Irina, merci Nebo.
Il est doux de vous imaginer l'un dictant, l'autre écrivant et tous deux portés par une même aspiration.
Écrit par : Tang | 04/06/2008
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