07/06/2009
Ils sortent de leur caverne avec des airs terribles
=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=
Je poste cet extrait de Nietzsche en songeant à mon ami Jean-Jacques L.
"Un Anglais moderne décrit de la façon suivante le danger que courent le plus souvent les hommes extraordinaires qui vivent dans une société médiocre : « Ces caractères exceptionnels commencent par être humiliés, puis ils deviennent mélancoliques, pour tomber malades ensuite et mourir enfin. Un Shelley n'aurait pas pu vivre en Angleterre et toute une race de Shelley eût été impossible. » Nos Hölderlin et nos Kleist, d'autres encore, périrent parce qu'ils étaient extraordinaires et qu'ils ne parvenaient pas à supporter le climat de ce qu'on appelle la « culture » allemande. Seules des natures de bronze, comme Beethoven, Gœthe, Schopenhauer et Wagner, parviennent à supporter l'épreuve. Mais chez eux aussi apparaît, dans beaucoup de traits et beaucoup de rides, l'effet de cette lutte et de cette angoisse déprimante entre toutes : leur respiration devient plus pénible et le ton qu'ils prennent est souvent forcé. Ce diplomate sagace qui n'avait vu Gœthe et ne lui avait parlé que superficiellement déclara à ses amis : « Voilà un homme qui a de grands chagrins ! » Gœthe interpréta ces paroles en traduisant : « En voilà un qui ne s'est épargné aucune peine ! » Et il ajoutait : « Si sur les traits de notre visage les traces de souffrances surmontées, d'actions accomplies ne peuvent s'effacer, il n'est pas étonnant que ce qui reste de nous et de nos efforts porte aussi ces traces. »
C'est là ce Goethe que nos philistins de la culture désignent comme le plus heureux des Allemands, pour démontrer leur affirmation que, quoi qu'on dise, il doit être possible de trouver le bonheur parmi eux. Ce disant ils ont l'arrière-pensée qu'il ne faut pardonner à personne qui, au milieu d'eux, serait malheureux et solitaire. C'est pourquoi, avec une grande cruauté, ils ont posé et expliqué pratiquement le principe que son isolement est la conséquence d'une faute secrète.
(...)
Partout où il y a eu des sociétés, des gouvernements puissants, des religions, des opinions publiques dominantes, bref, partout où il y eut jamais de la tyrannie, les philosophes solitaires ont été détestés ; car la philosophie ouvre aux hommes un asile où aucune tyrannie ne peut pénétrer, les cavernes de l'être intime, le labyrinthe de la poitrine, et c'est ce qui exaspère les tyrans. Voilà le refuge des solitaires, mais là aussi un grand danger les guette. Ces hommes, dont la liberté s'est réfugiée au fond d'eux mêmes, sont aussi condamnés à vivre extérieurement, à être visibles, à se faire voir ; ils ont d'innombrables relations humaines par leur naissance, leur milieu, leur éducation, leur patrie, par les circonstances du hasard et par l'importunité des autres ; on leur suppose d'innombrables opinions, parce que ces opinions sont les opinions dominantes ; toute mimique qui n'est pas une dénégation paraît être de l'approbation ; tout geste qui n'est pas un geste destructeur est interprété comme un consentement. Ils savent, ces solitaires et ces libres d'esprit, que sans cesse ils paraîtront, en une circonstance quelconque, différents de ce qu'ils sont ; tandis qu'ils ne veulent que la vérité et la loyauté, ils sont pris dans les mailles d'un réseau de malentendus, et leur désir ardent ne peut empêcher que leur moindre action s'enveloppe d'une nuée d'opinions fausses, d'adaptations, de demi-aveux, de silences discrets, d'interprétations erronées... Un voile mélancolique enveloppe alors leur front : car l'idée que la simulation est une nécessité paraît à de semblables natures plus détestable que la mort ; si leur amertume persiste ils accumulent au fond d'eux-mêmes une amertume qui menace de produire une explosion volcanique.
De temps en temps, ils se vengent de cette obligation de se cacher, de leur réserve forcée. Ils sortent de leur caverne avec des airs terribles ; leurs paroles et leurs actes sont alors des explosions et il arrive qu'ils succombent d'avoir été eux-mêmes. C'est ainsi que Schopenhauer vivait dangereusement. De pareils solitaires ont besoin d'aimer, ils ont besoin de compagnons devant lesquels il leur est permis d'être ouverts et simples comme devant eux-mêmes, en présence desquels cessent les convulsions des réticences et de la dissimulation. Enlevez ces compagnons et vous engendrez un danger croissant. Cette désaffection a fait périr Heinrich von Kleist et c'est le plus terrible antidote contre des hommes extraordinaires de les replonger ainsi profondément en eux-mêmes, de telle sorte, que leur retour à la surface est chaque fois semblable à une explosion volcanique. Pourtant il existe encore des demi-dieux qui sont capables de vivre dans, des conditions aussi abominables, de vivre même victorieusement ; si vous voulez entendre les chants solitaires d'un de ces demi-dieux, écoutez la musique de Beethoven."
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, Schopenhauer éducateur
23:57 Publié dans Friedrich Nietzsche | Lien permanent | Commentaires (7) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Ah! merci merci pour ce magnifique texte et la musique avec.
Voyez-vous, je suis mariée avec un professeur de philosophie (qui n'est pas Schopenhauer ou Niestzsche bien entendu!).
Et bien sûr qu'il faut protéger nos écrivains, nos philosophes, nos intellectuels comme les biens les plus précieux de nos sociétés.
Ce beau blog est un de ces îlots de grâce, de beauté et de vérité.
Écrit par : la crevette | 10/06/2009
Nietzsche dans ce texte est "auto-visionnaire".
Cette photo de Nietzsche est vraiment poignante. Ce regard !
Écrit par : Irina | 10/06/2009
Nebo, seriez-vous un gauchiste infiltré chez ILYS ?
http://ilikeyourstyle.net/2009/06/08/interracial-gang-bank/
Écrit par : dindon d'la farce | 11/06/2009
Avec des positions pareilles vous vous condamnez à la solitude, Nebo. Vous êtes courageux. Ce que vous dites ne passe pas sur ILYS mais pas non plus ailleurs. Pourtant vous êtes équilibré.
Écrit par : Rex | 11/06/2009
Mais l'équilibre VERITABLE, c'est ça. J'entends celui qui vous autorise une certaine droiture devant votre miroir. Je pense exactement comme Nebo -lequel soit dit en passant se montre infiniment plus chrétien que certains qui se disent tels...Hélas, car il y a là des personnes que ...passons.- Je regrette de ne pas être venu apporter ma petite pierrette. Je le fais un peu en défendant l'éthique chrétienne. qui n'est pas forcément la foi d'ailleurs (j'ai mes heures de doute, moins depuis mon fils, mais j'aimes heures.)
Ca n'est pas grave d'être seul. D'abord on ne l'est pas autant que ça. On est une petite flamme qui s'allumeet que certains remarquent, heureux. Puis... On sème, on largue une multitude qui n'ose pas penser, qui se réfugie derrière la peur et les préjugés. Les mêmes qui auraient brayé un air différent en 68. Toujours fils d'un époque, jamais d'eux mêmes.
Écrit par : Restif | 11/06/2009
Rex,vous avez mis le doigt sur qql chose : au milieu des déséquilibrès, de ceux qui sont persuadé d'avoir été choisi par Dieu pour être blancs et français, l'équilibre fait figure de bizarrerie.
Il faut vite s'entraîner à boîter ami Nebo! tu es déjà repéré !!d'Isabelle à d'autres soi disant différents, si proches parfois...
(Rex, rien de ce que j'écris dans ces 2 coms n'est le moins du monde contre vous hein! Vous m'inspirez, j'aime votre regard, rien de plus. Vous pensez bien !)
Écrit par : Restif | 11/06/2009
Nébo, vous avez vu comment ZAK traine Nietzsche dans la boue sur "La QUESTION" ?
Écrit par : dindon d'la farce | 07/08/2009
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