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26/03/2014

Casanova intégral

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

 

Enfin ! Enfin une édition en un seul volume des deux mille pages des Mémoires de Casanova, l’équivalent d’À la recherche du temps perdu, huit millions de signes, et quels signes ! Enfin un seul bloc de féerie qui méritait d’être aménagé, soit, mais pas censuré ! L’affaire est complexe, mais finalement assez simple. Casanova (mort en 1798) écrivait un français souvent maladroit. Le manuscrit se retrouve en Allemagne, il est d’abord traduit en allemand. Puis, en 1826, publication en « bon français » mais avec atténuations, voilages, additions intempestives. Le manuscrit original, lui, attend 1960 ( !) pour être connu. D’où, maintenant, nécessité d’adopter un principe unique d’édition : lisibilité de la mise au point grammaticale, et intercalation entre crochets, dans le récit, des points de censure. Voilà qui est fait, et bien fait. Le résultat est proprement fabuleux.
Jean Laforgue, le professeur français qui a « mis en forme » les Mémoires, ou plutôt l’Histoire de ma vie, est un excellent exemple de goût scrupuleux et de refoulement laïque. C’est tout le dix-neuvième siècle qui s’exprime à travers lui et qui vient ainsi, fasciné, sérieux, s’allonger avec ferveur sur le divan de Casanova. Laforgue connaît bien sa langue, mais il ne faudrait pas qu’en se dévoilant beaucoup grâce à un autre elle en dise trop. Voici sa première intervention : « Quant aux femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. » Casanova, pourtant, a écrit : « J’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte, plus elle me semblait suave. » Cette répression de la transpiration est tout un programme. De même, pour la nourriture. Casanova ne cache pas ce qu’il appelle ses « gros goûts » : gibier, rougets, foie d’anguille, crabes, huîtres, fromage décomposés, le tout arrosé de champagne, de bourgognes, de graves. Laforgue préférera le plus souvent parler de « soupers délicieux ». Casanova se décrit-il en mouvement, pieds nus, la nuit, pour ne pas faire de bruit ? Laforgue, immédiatement, prend froid, et met à son héros des « pantoufles légères ». Nous assistons ainsi, par petites touches, ou parfois par paragraphes entiers, à l’habillage supportable du corps qui hante les imaginations coupables et déprimées depuis la disparition du dix-huitième siècle. Le corps trop cru, trop présent, trop en relief, voilà le danger. L’aventure d’un corps singulier, non collectivisable, ses gestes, ses initiatives, ses postures, déclenchent une inquiétude permanente (Baudelaire et Flaubert en ont su quelque chose, sans parler des péripéties souterraines du texte de Sade). Certes, Laforgue est globalement honnête : il sait qu’il participe à un explosif littéraire (succès garanti), il aime son modèle, il l’admire. Mais il ne peut s’empêcher d’intervenir, et c’est cela qui est pour nous si passionnant. Car Laforgue est un bien-pensant toujours actuel. Le mot « jésuite », par exemple, le fait frémir, il en rajoute dans le sarcasme, là où Casanova se contente de l’ironie. Le souvenir de la monarchie est une blessure ouverte. Comment concilier le fait que Casanova est ouvertement hostile à la Terreur et regrette, après tout, l’Ancien Régime, avec ses aventures subversives qui, donc, devaient aller dans le bon sens, celui de l’histoire ? On laissera passer l’apologie de Louis XV(« Louis XV avait la plus belle tête qu’il soit possible de voir, et il la portait avec autant de grâce que de majesté »), mais on supprimera la diatribe contre le peuple français qui a massacré sa noblesse, ce peuple qui, comme l’a dit Voltaire, est « le plus abominable de tous » et qui ressemble à un « caméléon qui prend toutes les couleurs et est susceptible de tout ce qu’un chef peut lui faire faire en bon ou en mauvais ». Les odeurs, la nourriture, les opinions politiques : cela se surveille. Si Casanova écrit le « bas peuple de Paris », on lui fera dire le « bon peuple ». Mais ce sont évidemment les précisions de désir sexuel qui sont les plus épineuses. À propos d’une femme qui vient de tomber, Laforgue écrit que Casanova « répare d’une main chaste le désordre que la chute avait occasionné à sa toilette ». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites. Casanova, lui, est allé « baisser vite ses jupes qui avaient étalé à ma vue toutes ses merveilles secrètes ». Pas de main chaste, on le voit, mais un prompt regard. Laforgue « craint le mariage comme le feu ». Est-ce pour ne pas choquer Mme Laforgue qu’il ne reproduit pas la phrase de Casanova : « Je crains le mariage plus que la mort » ? Plus abruptement, il ne faut pas montrer deux des principales héroïnes, M.M. et C.C. (les deux amies de l’une des périodes les plus heureuses de la vie de Casanova, dans son casino de Venise) dans une séquence comme celle-ci : « Elles commencèrent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer. » En tout cas, pas question d’imprimer ceci : « Nous nous sommes trouvés tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. » Après une orgie, il paraît naturel à Laforgue de faire ressentir à Casanova du « dégoût ». Rien de tel. Si Casanova écrit : « Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour, je me livrai à toute ma gaieté naturelle », Laforgue corrige : « Sûr d’être heureux... »
Une femme, pour Laforgue, ne saurait être représentée couchée sur le dos en train de se « manuéliser ». Non : elle sera « dans l’acte de se faire illusion ». Voilà, en effet, comment une main reste chaste. De même on dira « onanisme » là où Casanova emploie ce mot merveilleux : « manustupration ». On évitera des notations sur le « féroce viscère qui […] donne des convulsions à celle-ci, fait devenir folle celle-là, fait devenir l’autre dévote ». Casanova aime les femmes : il les décrit comme il les aime. Laforgue les respecte : c’est un féministe qui les craint. Pas question non plus que Casanova parle de taches suspectes sur sa culotte : on lui nettoie ça. En revanche, on le dotera, de temps en temps, de formules morales. La correction en arrive parfois au ravissement. M.M (« cette femme religieuse, esprit fort, libertine et joueuse, admirable en tout ce qu’elle faisait ») envoie une lettre d’amour à son Casanova. Version Laforgue : « Je lance mille baisers qui se perdent dans l’air. » Casanova (et c’est tellement plus beau) : « Je baise l’air, croyant que tu y es. »
D’où vient, cependant, l’enchantement constant à lire, même dans la version Laforgue, ces Mille et Une Nuits d’Occident ? C’est qu’il s’agit simplement d’un des plus beaux romans de tous les temps, racontant une performance alchimique dont chacun rêve mais que peu atteignent : faire de sa vie un roman. Si les romans servent à imaginer les vies qu’on n’a pas eues, Casanova, lui, peut affirmer tranquillement : « Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. » Et quelle matière ! « En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris de peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure rendre compte de ma gestion, come un maître d’hôtel le rend à son maître avant de disparaître. » (Notez que Casanova ne dit pas que le maître doit disparaître.) Il s’est organisé une fête de tous les instants, rien ne l’empêche, rien ne le contraint, ses maladies mêmes et ses fiascos l’intéressent ou l’amusent ; et toujours, partout, à l’improviste, des femmes sont là pour rentrer dans son tourbillon magnétique. Comme par hasard, ce sont souvent des sœurs, des amies, quand cela ne va pas jusqu’à la mère et la fille. « Je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer tendrement sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convainc encore avec plus de force aujourd’hui, que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. » Formidable déclaration d’inceste revendiqué (et d’ailleurs pratiqué et raconté, lors d’une nuit fameuse, à Naples). Il faut insister : « Les incestes, sujets éternels des tragédies grecques, au lieu de me faire pleurer, me font rire. » Voilà de quoi troubler ou scandaliser à jamais toutes les sociétés, quelles qu’elles soient. Les aventures de Casanova, l’aimantation qu’elles dégagent, viennent sans doute de cette « substance » qui le constitue. À cause d’elle, et de la détestation de la mort qu’elle entraine, les portes s’ouvrent, les ennemis disparaissent, les hasards heureux se multiplient, les évasions de prison sont possibles, les parties de jeu tournent bien, la folie est utilisée et vaincue, la raison (ou du moins une certaine raison supérieure) triomphe. L’histoire « magique » avec la marquise d’Urfé (qui attend de Casanova, super-sorcier, d’être transformée en homme) est une des plus ahurissantes jamais vécues. Charlatan, Casanova ? Sans doute, quand il le faut, mais charlatan qui s’avoue, précisant chaque fois la vraie cause des crédulités (comme Freud, au fond, mais en plus comique).

Il rencontre des stars ? Pas de problèmes. Voltaire ? On lui récite l’Arioste, on le fait pleurer. Rousseau ? Manque de charme, ne sait pas rire. Frédéric de Prusse ? Saute d’un sujet à un autre, n’écoute pas les réponses qu’on lui fait. Catherine de Russie ? On voyage avec elle. Le cardinal de Bernis ? C’est un ami de débauche, à Venise. Le pape ? Il vous donne la même décoration qu’à Mozart, en passant. À propos de pape, la métaphysique de Casanova a encore de quoi surprendre. Il commence ainsi l’Histoire de ma vie : « La doctrine des stoïciens et de toute autre secte sur la force du destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté. » La Providence, dit-il encore, l’a toujours exaucé dans ses prières. « Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître et, quand l’homme a prié, il éprouve de la confiance et il agit. » Casanova en train de prier : quel tableau ! Étonnante profession de foi, en tout cas, pour l’homme qui jette en même temps à la face de ses semblables cette phrase destinée à être comprise par ceux qui « à force de demeurer dans le feu sont devenus salamandres » : « Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. »

Casanova est présent. C’est nous qui avons dérivé loin de lui et, de toute évidence, dans une impasse fatale. Un jour, à Paris, il est à l’Opéra, dans une loge voisine de celle de Mme de Pompadour. La bonne société s’amuse de son français approximatif, par exemple qu’il dise ne pas avoir froid chez lui parce que ses fenêtres sont bien « calfoutrées ». Il intrigue, on lui demande d’où il vient : « de Venise ». Mme de Pompadour : « De Venise ? Vous venez vraiment de là-bas ? » Casanova : « Venise n’est pas là-bas, madame, mais là-haut. » Cette réflexion insolente frappe les spectateurs. Le soir même, Paris est à lui.

Philippe Sollers, La Guerre du Goût (1994)

 

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