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26/03/2014

Le Désir

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Le désir ? Tout le monde, désormais, se propose de m’y inciter, de m’y adapter, de me l’expliquer. Je suis harcelé quotidiennement de conseils, d’injonctions, de slogans, d’images, de bribes médicales ou chimiques, de suggestions surréalistes ou psychanalytiques reprises en publicité. Dans quelle situation suis-je ? À quoi correspond mon sexe ? Est-il normal, déviant, conformiste, audacieux, bien réglé ? Connaît-il vraiment son objet ? N’a-t-il pas l’intention, à mon insu, d’en changer ? Comment l’employer, le soutenir, l’encourager, l’acclimater, l’économiser, l’investir, le dépenser ? La Société du Spectacle a réponse à tout. Journaux, magazines, revues spécialisées, cinéma, télévision, radio, essais bâclés, romans vendus d’avance, c’est incessant, c’est direct, ça cogne. Le désir est une marchandise, c’est même la marchandise des marchandises, vous devez désirer ! Le désir et la science ? Soit. Nos statistiques sont là, nos laboratoires, nos sondages in vitro, versant masculin, versant féminin. Dieu, ce méchant, s’oppose-t-il au désir ? Colloque. Le désir est-il transformé par l’argent ? On ose le dire. Désir et Pouvoir ? Débat du siècle. Désirer avec Freud, sans lui, malgré lui ? Nous en parlons tous les jours. Apprenez à désirer, perfectionnez vos désirs, éclairez davantage cet obscur souci du désir, entrainez-vous au dur désir de durer, voici notre enquête, villes, villages, vacances, voyages organisés, banlieues. Lisez vite nos propos rapportés, nos synthèses philosophiques, nos confidences de stars et de spécialistes. Le désir s’analyse selon l’âge, la profession, les différences affirmées, les perspectives culinaires, l’environnement culturel. L’homme idéal rencontre la femme idéale ? Étrangement, ce couple de l’année est chaque fois formé des deux présentateurs-vedettes de la télévision du soir. Trois sportifs et deux sportives célèbres rassureront d’ailleurs le public sur le bon état dynamique des corps.

Quelqu’un qui, aux deux questions suivantes : Qu’espérez-vous ? Que désirez-vous ? répondrait : « rien », commettrait un délit grave ou passerait pour fou. Le désir ou la dépression, il faut choisir. Désirez ! Délirez ! Voilà l’ordre. « C’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire. » (Debord)
Le narrateur de La Fête à Venise dit à un moment : « Pour que les esclaves modernes acceptent, et même revendiquent, leur condition, il faut les droguer d’images et de racontars en permanence… Ça ne jouit plus, ou le moins possible : trop dangereux pour l’installation irradiée. Sans cesse excité, sans fin déprimé, tel sera le spectateur du spectacle. Il, ou elle, est une reproduction. Il, ou elle, sera utilisé comme reproduction de reproduction. »

Cette automatisation anonyme et programmée du désir, lequel est, par définition, toujours désir d’autre chose (d’une autre marchandise plus convaincante, plus comblante), fait étrangement de Pavlov le penseur le plus actuel. Stimulus ? Réponse ! L’originalité, ici, sera bannie, de même que l’invention atypique, tordue, vicieuse, joueuse. Tout devant être socialisé à l’extrême, et à chaque instant, la moindre trace de distance, de réflexion, d’incrédulité, d’ironie sera sévèrement jugée. D’interdit, le sexe devient obligatoire, ce qui revient à l’empêcher bien plus efficacement qu’en l’assimilant à l’enfer. Si tout le monde touche à la sexualité, la sexualité se dissout. Si chacun est homosexuel, plus personne ne l’est. Si l’on désire à la fois la loi et la transgression, il n’y a plus ni loi, ni transgression. Si la perversion est la norme, plus de perversion. On entre dans ce que j’ai appelé une perversation généralisée (comme on dit malversation). Ce qui touche au désir devient une valeur d’échange, l’usage est immédiatement rabattu sur l’échange, le désir manifesté ici ou là est donc, tout au plus, un information. Les retardataires du désir doivent le savoir : ils campent sur des positions minées d’avance. Non, il n’y aura pas de retour à la morale, à la religion, à la famille, à l’identité, à l’ordre musclé. Ce qui n’empêche pas qu’il faut toujours les faire craindre, pour accélérer la mise en place du dispositif nouveau. Attention, fascisme ! (Pêle-mêle : le pape, les intégrismes, les nationalismes, les racismes, etc.) La vérité est, d’ailleurs, que les anciennes figures du refoulement peuvent très bien s’accommoder de la surexposition du désir-marchandise, et même encourager ce dernier en en tirant les plus grands profits. Une seule règle : montrer sans relâche à quel point le désir est élémentaire, tout-puissant, naturel, épanouissant, partagé, constant. Cette pseudo-démocratie du désir le rend bête et laid ? Eh oui, sans doute, mais c’est bien la preuve d’un problème en voie de résolution (la pornographie doit être la plus moche et la plus idiote possible, il n’est pas question qu’elle s’exerce aux frontières de la conscience de soi : le sexe n’a pas à rendre intelligent ou à renseigner sur la beauté, il vous rappelle simplement que vous êtes comme les autres). Un magazine branché publiait récemment ma définition : « S., écrivain érotomane. » Ce qui veut dire : on vous pardonne d’être écrivain parce que vous êtes érotomane (et surtout restez-le, on vous a à l’œil). Le contrôle des stéréotypies sexuelles est un impératif du marché des choses comme des corps. Ne vous a-t-on pas déjà dit, autrefois, que vous étiez des « machines désirantes » ? Eh bien, ce que la machine veut, la Technique le peut. Non seulement pour vous, mais pour tous, et dans tous les sens.

Il est donc logique que l’inadmissible soit, de plus en plus, l’expression strictement individuelle du désir. Pour qui vous prenez-vous pour affirmer une singularité dans cette grande unanimité ? Vous êtes bien dans la classe des ceci, des cela ? Vous êtes bien un homme ? Ou une femme ? Ou un peu des deux ? Nous avons les réponses à vos questions, d’ailleurs inutiles. Soyez ce que vous voudrez mais pas vous. L’anesthésie du désir est prévue par son simulacre de satisfaction (les sondages ne sauraient porter sur les variations de jouissance, cela demanderait une élaboration verbale, et c’est l’aphasie qui est recherchée). Là encore, les attardés du vieux monde auront tort de parler de « décadence » (mollesse, désordre, ignorance, affaissement des valeurs). La décadence est depuis longtemps passée, nous vivons au contraire la construction énergique, inlassable, percutante, d’une nouvelle Tyrannie d’ensemble. Son but, qu’il ne faut pas une oreille bien fine pour entendre, est de populariser le désir de mort. Que reste-t-il à vouloir, pour un être humain convaincu de n’être qu’une reproduction de reproduction, sinon s’efface ? Pour lui en donner le goût et la détermination, il conviendra de le maintenir en état constant d’énervement et de frustration. Comme le drogué, on lui révélera son désir pour le transformer en besoin, le tout finissant dans la plus banale des disparitions acceptées comme un soulagement nécessaire. Il y aura donc les Maîtres et les Esclaves, et c’est sans doute la raison pour laquelle on n’a jamais tant parlé de démocratie. D’un côté, la maîtrise des reproductions artificielles ; de l’autre, les numéros artificiellement reproduits. Cette nouvelle donne — qui fait déjà les beaux jours de la biologie — est particulièrement sensible dans le trafic d’art, comme dans l’organisation générale de l’analphabétisme et de l’amnésie historique. Quelqu’un qui ne sait pas lire (ou qui en a été dégoûté) ne peut plus, c’est l’évidence, atteindre son propre désir. Voyant toujours la même scène à la télévision ou au cinéma (dans un feuilleton américain, par exemple, il est rare qu’un baiser ne soit pas immédiatement suivi d’une discussion financière ou d’un coup de revolver), il aura l’impression que désir signifie punition ou dette. En effet, rien de gratuit. Le bien social par excellence sera d’ailleurs, au moment opportun, représenté par l’enfant qui ne peut pas ne pas découler de toute cette intrigue. Argent-Mort-Enfant : telle est la plaisante trinité d’acier de la religion tyrannique. On peut s’amuser, si l’on veut, en remarquant que cela fait AME. Argent, Mort, Enfant. Et, de nouveau : Argent, Mort, Enfant. Le sexe dans ce scénario ? Simple hameçon, voyons.

Supposons que j’apporte à un éditeur d’aujourd’hui le manuscrit d’À la recherche du temps perdu. Il y discernera d’abord, confusément, une pathologie du désir asocial, donc suspect. Outre qu’un tel livre n’est pas susceptible d’atteindre d’emblée une place de choix dans la liste des best-sellers (ce qui, après tout, est la seule façon de prouver son existence), sa volonté manifeste de s’arrêter sur des détails insignifiants, des évènements infimes, des comportements obliques et codés lui donnera une désagréable impression d’anomalie. Les désirs de la narration, inutilement compliqués, s’attachant à des gestes, des parfums, des couleurs, des intonations, lui sembleront, à juste titre, l’expression d’un esprit réfractaire au choc pathétique ou publicitaire. Il est possible que le livre finisse par être publié, mais sans conséquences (ou alors, miracle : il a le Goncourt, tout le monde l’achète et personne ne le lit). Vous me dites que les œuvres de Sade sont en « Pléiade » et que, par conséquent, chacun peut y découvrir, quand il veut, les fondements vertigineux du désir ? Mais du temps que Sade était le Diable, on pouvait encore en parler avec cent amateurs. Aujourd’hui, deux, au grand maximum. Voilà ce qu’on peut appeler le devenir mort de la lettre. La lettre morte est le degré zéro du désir.
Eh oui, le désir humain est du langage, encore du langage, toujours du langage. Sans conversation, équivoques, phrases à double entente, variétés de registre et de vocabulaire, mélange trouble des significations, contrariétés, simulations, allusions, pas de désir, simple fonctionnement. On ne trouvera pas trace de désir (pas plus que de Dieu, d’ailleurs) dans le sous-sol ou le fond des mers, dans les galaxies ou les protons, dans la physique, la chimie, la paléontologie, la gynécologie, la statistique, la sociologie. En revanche, les bibliothèques en sont pleines, les musées en regorgent, la musique ne s’en lasse pas. Et c’est précisément pour cela qu’il est question de confisquer la lecture, la perception distincte, le sens de cette grande Archive. On ne brûle pas les livres, les tableaux, les disques, les partitions ? Non, on les met entre parenthèses, et le blanc se passe directement dans les cerveaux. Tout est disponible, presque rien n’est accessible. Le désir, c’est du langage chargé, potentiel, qui reçoit, ou non, sa réponse. La coïncidence de fantasmes conscients entre deux personnes est aussi improbable, aussi hasardeuse, que l’apparition ou la disparition, il y a des millions d’années, d’une espèce animale à la surface du globe. Le désir est une tentative de littérature (les mots y sont essentiels). Même mal écrite, instinctive, pauvrement obscène, elle vise à s’étendre, à se ramifier, à se complexifier, c’est-à-dire à vaincre l’inhibition comme la censure. On lutte contre son désir parce qu’on ne sait pas le dire. On lui en veut ou on le hait parce qu’il vous met en défaut de formulation. On va même jusqu’à s’en venger parce qu’il ironise sur la lourdeur de celui ou de celle qui l’éprouve. Montre-moi comment tu parles, je te dirai comment tu désires. Si tu ne trouves personne à qui parler (actes compris) le divan t’attend (c’est toujours mieux que le suicide ou la dépression brutale, tellement à la mode). Le désir est un projet de contre-société permanent. Ils sont peut-être en cours d’organisation, les nouveaux acteurs de ce terrible blasphème : rien pour la Société, tout pour nous. Ils passeront entre eux des contrats bizarres. Ils auront leurs signes de reconnaissance, leurs discrétions, leurs fausses indiscrétions. Des romans les décrivent peut-être déjà, qui échappent, comme par magie, à la police du Spectacle. Ils sont plus proches de la logique impeccable de l’amour courtois que des clichés indéfiniment ressassés de l’AME. Ils se désirent parce qu’ils se parlent tout en se touchant, dans une langue incompréhensible ou qui ferait dresser les cheveux sur la tête des fonctionnaires de l’illusion. Ils ne sont pas achetables, pas récupérables. De telles sociétés de plaisir ont, paraît-il, existé au dix-huitième siècle : l’Empire les pourchassa sans trêve, on n’a sur elles que peu de renseignements. Il semble qu’en ce temps-là les femmes n’hésitaient pas à exister pour elles-mêmes, avant de devenir la population privilégiée de la grande manipulation économique de masse. L’une de ces sociétés mystérieusement antisociales s’appelait : Société du Moment. C’est la grâce que je me souhaite. »

Philippe Sollers, La Guerre du Goût (1994)

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