Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/05/2011

Joli mois de Mai

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Le rappel de Mai 68 fait remonter à ma mémoire d'autres mois de mai.

Mai 40. Mon père s'évanouit en apprenant les nouvelles terribles de l'avancée allemande. Les premiers réfugiés arrivent. La valse des voitures officielles commence. Le gouvernement se replie sur Bordeaux. C'est l'affolement. Le monde de nos parents s'effondre. Tout ce qui paraissait établi, solide, solennel, respectueux, implose en quelques semaines. Nous avons dix-huit ans et nous apprenons que le pouvoir est mortel et que les puissants sont fragiles !

Mai 45. Dans une baraque d'un camp de concentration, j'agonise parmi les cadavres. Une villageoise allemande entre, puis recule devant le spectacle du charnier. Des insultes l'accueillent. Elle me regarde avec pitié et peut-être une forme d'amour. Je sombre dans le coma. Trois semaines plus tard, je suis autorisé à sortir de l'hôpital pour la première fois. La ville de Magdebourg est défoncée par les bombardements. Cauchemar, étonnement… Sur notre convoi de mille déportés, nous sommes une poignée de rescapés. Où sont les mois de mai de notre enfance, insouciants et gorgés de sève ? Nous avons vingt ans et nous portons déjà trop de morts.

Mai 54. Avec mes camarades, nous suivons avec douleur et colère la chute de Diên Biên Phu. Derrière chaque article, nous voyons un visage, un ami, des souvenirs de parachutage ou d'embuscades à la frontière de la Chine. Je reviens au Tonkin. L'avion atterrit à Hanoï, le temps d'une escale. Je dois prendre le commandement de ce qui reste du 1er BEP. Je marche une soirée et une nuit dans cette ville tant aimée, suspendue entre deux mondes, plus belle encore que dans mon souvenir. C'est la nuit du Vietnam, envoûtante, bruissante, faite de frôlements et de chants murmurés. Une part de nous-mêmes restera là, toujours, je le sais.

Mai 58. Dans le palais du gouverneur à Alger mis à sac par les insurgés, je vois mon patron, le général Massu tenter de contenir la foule. La passion est palpable. La IVe République est à bout de souffle. L'armée est prise dans un terrible engrenage. Je suis inquiet. Le 16 mai, encouragée par les militaires, une manifestation de musulmans s'avance vers le Forum. Des pieds-noirs les attendent. Lorsque les deux cortèges se rencontrent, des clameurs s'élèvent, des accolades sont rendues. Les martinets volent haut dans le ciel pur d'Alger. Je pleure de bonheur. La Résistance, la déportation, trois séjours en Indochine, l'Algérie, Suez… Les épreuves de notre génération semblent soudain justifiées.

Mai 61. Dans une cellule de la prison de la Santé, je prépare mon procès. Lors du putsch d'Alger, j'ai suivi le général Challe et je suis devenu un officier rebelle. Dans les jours suivants, je peux être fusillé ou lourdement condamné. Je ne cesse de faire et refaire l'engrenage des événements, des rencontres et des engagements imbriqués qui m'ont conduit entre ces murs. Alors j'écris, je lis, je fixe des heures durant le mur lépreux, je pense à ces hommes que j'ai entraînés dans la révolte. C'est un mois de mai lourd et sombre. La beauté et le ciel appartiennent à d'autres.

Mai 68. Responsable du personnel de plusieurs usines dans la région lyonnaise, je porte un costume civil après cinq ans et demi de détention criminelle. L'usine est en grève. Comme à Alger dix ans plus tôt, l'esprit de révolution souffle sur les hommes. J'en connais les dangers et les illusions. Mais je comprends en partie cette jeunesse qui porte l'espérance d'un monde meilleur. Les mois de mai se confondent désormais dans ma mémoire. Comme tous ceux qui ont eu vingt ans, il y a si longtemps, je vois chaque année à cette époque renaître les souvenirs entremêlés. Des ombres nous accompagnent : espérances fracassées, camarades oubliés, engagements incompris, souffrance du corps usé. Mais le chant du monde est là, étranger à la lâcheté et à la cruauté des hommes. La beauté est fragile et mystérieuse. Des enfants passent dans la rue, courent dans le jardin. Tout leur est offert. Qu'en restera-t-il ? Tout nous a été donné. Qu'en reste-t-il ? Peut-être simplement le besoin de la contemplation. C'est l'éblouissement et l'espérance des derniers mois de mai. »

Hélie de Saint-Marc, Le Figaro (Mai 2008)

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Noblesse du coeur et honneur de la France.

Écrit par : Rex | 11/05/2011

Les commentaires sont fermés.