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18/05/2011

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


Jan Patočka

« Dans ses Essais hérétiques, le phénoménologue tchèque Patočka (mort torturé par la police communiste en 1977) écrit :

"L’une des conséquences [de la société industrielle moderne], c’est l’ennui qui s’annonce d’abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus pressante. L’ennui n’est pas une quantité négligeable, une simple humeur, une disposition privée, mais le statut ontologique de l’humanité qui a entièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité." (Essais hérétiques, p. 145).

Commentaire : Cet ennui aux "proportions gigantesque" (ibid., p. 147) ne signifie rien d’autre que l’effet nihiliste de l’infiltration de la technique au cœur de la vie quotidienne, le devenir routinier de l’existence. C’est l’humeur nihiliste par excellence, l’humeur désabusée du désintérêt pour le monde. Or, cet ennui ne se présente pas seulement "sous les formes raffinées de l’esthétique et des protestations romantiques", comme c’était encore le cas au XIXè siècle où, sous l’aspect du spleen, il exprimait le désarroi de l’aristocratie littéraire jetée dans le monde vil de la marchandise bourgeoise, mais "aussi sous les espèces de la société de consommation", c'est-à-dire pour tout un chacun en tant qu’il est devenu membre de la société industrielle du travail aliénant et du "divertissement obligatoire" (ibid., p. 145). L’ennui, c’est le fond gris de l’existence, la tonalité affective fondamentale du monde industrialisé.

Mais la société industrielle ne se contente pas de réduire la vie quotidienne à un désert mécanique, elle produit aussi son alternative factice. Avec une fureur sans pareil, elle investit également le domaine de l’orgiaque. Contre l’ennui, se dresse le délire :

"La chute sous la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchainement à la vie, entraîne comme pendant nécessaire une nouvelle vague de la crue orgiaque" (ibid., p. 130).

La encore, la première action de la civilisation industrielle consiste à imposer ses règles : rationalisation et développement technique. L’orgiaque moderne n’a certainement plus grand-chose de commun avec la fête démonique des sociétés traditionnelles, avec le ravissement sacré et la perte de soi, il est passé entièrement sous le contrôle de la technique et de sa mobilisation totale de l’étant. [...] la civilisation technique fabrique son faux complément intense et extraordinaire. Elle siphonne la quotidienneté de toute vitalité pour ensuite la fétichiser dans les images orgiaques du déchainement techno-industriel. Le vécu aliéné se donne en spectacle dans les (fausses) bacchanales modernes. Faute de vivre sa vie, l’homme ordinaire la brûle intensément dans les extases momentanées. Il répond à l’aliénation subie de sa vie quotidienne par l’aliénation voulue dans le tout autre. L’ennui et le délire deviennent les deux seules expériences que l’homme contemporain peut encore éprouver. [...]

Cela n’est pas très étonnant si l’on tient compte du fait que, comme le dit Patočka, "la quotidienneté et l’orgiasme sont organisées par une seule et même main" (ibid., p. 146). A l’âge moderne, l’ennui quotidien et le défoulement démonique vont de pair ; ce sont les deux faces d’une même pièce : la domination technique. Le système qui produit l’ennui mondial est le même que celui qui fabrique les pseudo-événements orgiaques censés le surpasser. Rien d’autre n’existe désormais. Le démonique met ainsi fin à la monotonie quotidienne en reproduisant ses conditions de production. Autant dire qu’il poursuit la même mécanisation de la vie en donnant l’impression de rendre à cette dernière sa spontanéité sauvage. Car s’il transcende l’existence médiocre dans l’expérience extatique d’affects déchainés, c’est avec les moyens mêmes de son appauvrissement quotidien.

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie. »

Bruce Bégout commentant Jan Patočka, dans Surcivilisation et nihilisme - Le philosophe et son ombre


Bruce Bégout

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