26/05/2011
Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !
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« Je commence aujourd’hui, 30 septembre, sous l’invocation de saint Jérôme, auteur de la Vulgate, appariteur de tous les Prophètes, inventoriateur plein de gloire des Lieux Communs éternels.
Est-ce là manquer de respect à cet étonnant docteur que l’Eglise honore du titre de Maximus, et que le Concile de Trente a implicitement déclaré le Notaire de l’Esprit-Saint ? Je ne le crois pas.
De quoi s’agit-il, en effet, sinon d’arracher la langue aux imbéciles, aux redoutables et définitifs idiots de ce siècle, comme saint Jérôme réduisit au silence les Pélagiens ou Lucifériens de son temps ?
Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !
L’entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d’une exécution facile et même agréable.
Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de sa faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, parle besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules.
Le répertoire des locutions patrimoniales qui lui suffisent est extrêmement exigu et ne va guère au-delà de quelques centaines. Ah ! si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !
Quand un employé d’administration ou un fabricant de tissus fait observer, par exemple : "qu’on ne se refait pas ; qu’on ne peut pas tout avoir ; que les affaires sont les affaires ; que la médecine est un sacerdoce ; que Paris ne s’est pas bâti en un jour ; que les enfants de demandent pas à venir au monde, etc., etc., etc.", qu’arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l’un ou l’autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci ?
Quelle ne serait pas la terreur du patron de brasserie ou du quincaillier, de quelles affres le pharmacien et le conducteur des ponts et chaussées ne deviendraient-ils pas la proie, si tout à coup, il leur était évident qu’ils expriment, sans le vouloir, des choses absolument excessives ? que telle parole qu’ils viennent de proférer, après des centaines de millions d’autres acéphales, est réellement dérobée à la Toute-Puissance créatrice et que, si une certaine heure était arrivée, cette parole pourrait très bien faire jaillir un monde ?
Il semble d’ailleurs, qu’un instinct profond les en avertisse. Qui n’a remarqué la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus de ces braves, léguées par les siècles et qu’ils transmettront à leurs enfants ?
Quand la sage-femme prononce que "l’argent ne fait pas le bonheur" et que le marchand de tripes lui répond avec astuces que, "néanmoins, il y contribue", ces deux augures ont le pressentiment infaillible d’échanger ainsi des secrets précieux, de se dévoiler l’un à l’autre des arcanes de vie éternelle, et leurs attitudes correspondent à l’importance inexprimable de ce négoce.
Il est trop facile de dire ce que paraît être un lieu commun. Mais ce qu’il est, en réalité, qui pourra le dire ?
Pourquoi, autrement, me serais-je recommandé à saint Jérôme ? Ce grand personnage ne fut pas seulement le consignataire pour toujours de la Parole qui ne change pas, des Lieux Communs pleins de foudres de la Très-Sainte Trinité. Il en fut surtout l’interprète, le commentateur inspiré.
Avec une autorité beaucoup plus qu’humaine, il enseigna que Dieu a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires de la Révélation par l’Ecriture, et qu’il a toujours dit la même chose de milles manières.
J’espère que ce Docteur sublime daignera favoriser de son assistance un pamphlétaire de bonne volonté qui serait si heureux de mécontenter, une fois de plus, la populace de Ninive, éternellement "incapable de distinguer sa droite de sa gauche", - et de la mécontenter à un tel point que des colères inconnues se déchaînassent.
Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m’était pas refusée d’établir, en l’irréfutable argumentation d’une dialectique de bronze, que les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes, qu’ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles, et que les abîmes de la Lumières sont immédiatement invoqués par les gouffres de leur Sottise. »
Léon BLOY, Exégèse des Lieux Communs, Préface, 1913
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Peut être le meilleur Bloy, le plus moderne, le plus fou, le mariage entre le Bloy du Chat noir (où il était vedette et très grand ami d'Allais) et celui du Désespéré. Plus fort que Le dictionnaire des idées reçus de Flaubert, une véritable réflexion sur la langage, où : comment réintroduire du sens, et du plus absolu, dans des formules d'apparence usées.Comment les retourner pour montrer que le Verbe éclate et inonde ces syllabes journellement ânonnées.
"Profondeur immense de pensées dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis" écrit Baudelaire dans Fusées. C'est l'anti poétique d'un Mallarmé qui voulait réinventer la langue, len faire un instrument n'ayant d'autre but que lui-même et surtout incompréhensible au "bourgeois". De la langue comme initiation. Bloy (comme Baudelaire en avait entrevu le possibilité)fait l'inverse, il creuse la formule jusqu'à en montrer l'envers de lumière -ou de ténèbres mais ténèbres qui renvoient à la lumière de l'Incarnation. Ce n'est pas pour rien si Borges avait fait de Bloy l'un de ses deux ou trois auteurs de chevet. Toute la méditation borgésienne sur la puissance des signes, le monde comme symbole à décrypter, la Parole comme miroir de Dieu, tout cela est dans le Bloy de l'Exégèse. Avec chez ce dernier une prodigieuse puissance de rire -car il n'oublie pas ce passage de l'ancien testament sur "Celle qui rira au dernier jour". Un livre d'une "ironie tire-bouchonnée, cadenassée, à triple et quadruple tiroirs" (lettre de Bloy sur l'Exégèse à Paul Jury -je crois que c'est Jury mais pas sûr). Pour ceux qui n'aimeraient pas le ton de la Femme pauvre et du Désespéré, LE Bloy à lire. "On est pas parfait" notamment, un chef d'oeuvre de comique.
Écrit par : Restif | 26/05/2011
Du conformisme de la médiature. Ces trois interventions devraient vous intéresser:
http://societe.fluctuat.net/blog/tag-sujets-sensibles.html
(Je dépose le lien ici.)
Écrit par : Paglop77 | 01/06/2011
PS: Il faut lire ces trois intervenants. (faut être précis.)
Écrit par : Paglop77 | 01/06/2011
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