29/01/2012
Rémi Brague : « Le principal danger pour comprendre et dialoguer avec l’Islam est la paresse intellectuelle »
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
N’essayez pas de coller une étiquette à Rémi Brague, l’humour pince-sans-rire de ce grand connaisseur de C.S. Lewis s’empresserait de vous renvoyer dans vos cordes. Intellectuel ? « Je ne suis pas assez photogénique pour être intellectuel : trop de poil sur la poitrine et pas assez sur la tête. » Philosophe catholique ? « Se demande-t-on s’il existe des plombiers catholiques ? » avait-il répondu à un journaliste du Figaro il y a quelques années.
Rémi Brague est donc professeur de philosophie médiévale et arabe à la Sorbonne et à Munich. C’est à ce titre que nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur les conditions intellectuelles d’un dialogue entre christianisme et islam. Conditions malheureusement rarement remplies, de part et d’autre...
Le Temps d’y Penser : L’une des difficultés du dialogue avec l’islam, ou du dialogue entre responsables religieux islamo-chrétiens, est qu’il semble tourner en rond : on en vient rapidement à se dire qu’on ne croit pas la même chose, qu’on s’aime bien quand même, mais qu’il est difficile de parler théologie puisque le statut même du Coran ne prête pas à discussion : c’est la parole de Dieu, pourquoi irait-on la discuter ?
Rémi Brague : Se dire qu’on ne pense pas la même chose mais qu’on s’aime bien quand même n’est déjà pas si mal, non ? Pas seulement parce qu’on s’aime bien, mais également parce qu’on prend conscience du fait qu’on ne pense pas la même chose, ce qui ne va pas de soi. C’est précisément à partir du moment qu’on a pris la mesure de la différence qu’on peut ressentir la nécessité de vivre ensemble et recevoir les moyens de le faire. Le danger serait de penser qu’au fond, nous croyons tous à la même chose et que nos religions sont des variétés finalement insignifiantes. Ce n’est pas vrai, même si on entend assez souvent un tel discours : « Nous avons le même Dieu »…
Peut-on se limiter à dire que dans tous les cas, c’est le Dieu d’Abraham, c’est un Dieu qui a donné un livre ? J’ai au contraire essayé de montrer dans mon livre Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, que, même si dans les trois religions monothéistes – et il en existe d’autres – il n’y a bien sûr qu’un seul Dieu, un seul Dieu ne veut pas dire la même chose dans les trois cas.
Le Temps d’y Penser : Un seul Dieu mais lequel ?
Rémi Brague : Et surtout de quelle manière est-il un ? Cette question soulève deux difficultés.
D’abord, elle pose un problème aux chrétiens, et un problème intellectuel avant tout, parce qu’il n’y a pas de catégorie chrétienne pour ranger l’islam. L’événement fondateur du christianisme est antérieur de sept siècles à l’islam et il s’est cristallisé en dogmes trois bons siècles avant lui. Alors dans quelle « case » mettre les Musulmans ? Ce ne sont pas des Juifs. Ni des chrétiens. Des païens ? Mais des païens qui croient en un seul Dieu, qui croient en Abraham, qui ont un rapport avec certains personnages de la Bible… Ce sont donc des païens un peu particuliers ! Ainsi l’islam n’entre dans aucune des cases que le christianisme a pu définir à ses débuts…
De l’autre côté, la théologie islamique s’est constituée dans un contexte d’antichristianisme, mais surtout de post christianisme : il s’agissait pour les conquérants arabes de se distinguer le plus possible de leurs sujets chrétiens. Ils prétendaient soit corriger le christianisme soit le ramener à une pureté primitive qu’il aurait perdu, à la suite d’on ne sait quelle cause – il y a plusieurs théories à ce sujet. En ce sens, le dialogue avec l’Islam est plus difficile qu’avec le bouddhisme, même si en apparence on n’a rien de commun avec le bouddhisme : il n’y a pas de dieu, ou alors il tient un rôle de pur auxiliaire dans le processus du salut, et en tout cas ses dieux ne sont pas l’objet d’une foi. Cet éloignement même permet de se placer plus facilement sur le terrain de l’identité commune : essayer de voir quelles expériences mystiques on peut essayer de comparer, etc. Pour l’islam c’est plus difficile à cause même de la proximité. Vous vous souvenez de la fameuse plaisanterie de Churchill disant que les Anglais et les Américains étaient divisés par une langue commune. On a un peu appliqué la même plaisanterie au christianisme par rapport à l’islam : nous sommes divisés par des références communes : référence à un seul dieu, référence à un livre sacré (qui n’est d’ailleurs pas le même pour les trois) et référence à un certain nombre de personnages, dont le nom apparaît dans les trois textes sacrés, mais qui ne sont peut-être pas les mêmes personnages – mis à part peut-être Abraham, qui n’est qu’un cas particulier de ce problème, mais le portrait de Jésus dans le Coran ne ressemble pas beaucoup à celui des Evangiles !
Le Temps d’y Penser : Il existe un groupe anonyme d’Allemands qui essaient de proposer une lecture du Coran en mettant des points voyelles araméens, où cela en est-il ?
Rémi Brague : Il existe effectivement, en Allemagne, tout un groupe appelé Inâra, qui veut dire « éclaircissement ». C’est la façon dont on traduit habituellement Les Lumières en arabe. Ces recherches portent sur l’islam primitif, la naissance du Coran, bref, les deux premiers siècles. Y travaillent également des Français (Claude Gilliot, professeur émérite d’arabe à l’Université d’Aix et dominicain ou Geneviève Gobillot, qui enseigne l’arabe à Lyon). Ils proposent des thèses révisionnistes, au bon sens du mot, bien entendu (on peut au passage regretter que cet adjectif ait été monopolisé par ceux qui nient la Shoah, parce que le mouvement même de l’histoire consiste à réviser les prétendus acquis de l’histoire précédente !).
Ces chercheurs proposent donc des thèses dans lesquelles il y a certes à boire et à manger, mais toutes fascinantes par leur nouveauté, voire leur caractère révolutionnaire. Par exemple, il n’y aurait pas eu de conquête arabe, mais une dévolution du pouvoir au Moyen-Orient de la part des autorités centrales byzantines à leurs auxiliaires arabes. N’étant pas historien, je me garderai bien de juger !
Concernant votre question, il s’agit précisément des recherches de Christoph Luxenberg. Il essaie de montrer pourquoi le Coran abonde en passages obscurs – des raisonnements bizarres, des phrases sans sens par rapport aux précédentes… Selon lui, les premiers Arabes auraient inventé des histoires destinées à justifier, expliquer certains dires du Prophète. Ils auraient été obligés d’imaginer des histoires que le texte ne raconterait qu’en partie.
Dans un livre retentissant paru il y a environ dix ans, Luxenberg a proposé une thèse originale : le Coran est écrit dans une langue qui est un mélange entre le dialecte arabe qu’on parlait dans la région de la Mecque et la langue de culture religieuse à l’époque qui était le syriaque. Le Coran ne serait donc pas du mauvais arabe mais du bon syriaque mal compris par des gens qui ne savaient plus le syriaque et ont essayé de trouver un sens en mettant des points diacritiques (un même ductus peut exprimer jusqu’à cinq sons différents !). Ces points diacritiques ne sont pas dans les manuscrits les plus anciens, pas plus que les voyelles.
La thèse est bien entendu controversée, parce que cela remet en cause le gagne-pain de certains – et peut-être tout n’est-il pas juste dans ce qu’il dit. Mais certaines choses sont intéressantes et, au prix d’une correction assez minime, permettent de donner un sens à des textes impénétrables autrement. C’est le cas pour le récit de la naissance de Jésus. La traduction usuelle dit qu’à ce moment, une source s’est mise à couler, ce qui est incompréhensible. En corrigeant selon la méthode de Luxenberg, on arrive à une idée plus claire : « Dieu a rendu ton accouchement légitime. »
Ce qu’il y a de plus sensationnel, c’est qu’il montre, en tous cas prétend montrer, que les fameuses houris qui attendent les guerriers d’Allah sont en réalité des grains de raisin blanc. C’est très vraisemblable par le contexte… même si moins efficace pour motiver des mâles ! Il est d’ailleurs amusant que cette raison-là se retrouve chez Avicenne : pour lui, le paradis chrétien est très bien pour des philosophes, mais la vision de Dieu n’est pas très motivante pour des guerriers ! Pour des raisons politiques il vaut mieux un paradis sensuel. Le sens actuel aurait donc été donné plus tard.
Un autre groupe à Berlin, beaucoup plus prudent, académique si je puis dire, essaie de replacer le Coran dans son milieu d’origine qui serait l’Antiquité tardive. C’est le groupe autour d’Angelica Neuwirth. Quand on regarde le Coran de façon honnête et attentive, on se rend compte de certaines choses bizarres et inattendues.
Ainsi Geneviève Gobillot a constaté qu’il y a une histoire qui se retrouve dans deux endroits et dans deux seulement : le Coran et un livre de Lactance. C’est l’histoire de marins qui, surpris en pleine mer par une tempête, invoquent le dieu unique et qui, une fois rentrés au port sains et saufs, retournent à leurs dieux particuliers.
On voit donc que dans le Coran on trouve un peu de tout, des éléments viennent de Perse, d’autres du manichéisme… Bref, le tout repose sur un fond syncrétique extrêmement compliqué…
On a surtout l’impression que le Coran contient des polémiques plutôt contre les chrétiens que contre les païens. Par exemple, l’expression « les associateurs » viserait ainsi davantage les chrétiens avec leur trinité que les polythéistes : les témoignages qu’on a sur des cultes polythéistes en Arabie concernent une période et une région bien antérieures ; en gros le Yémen des II-IIIe siècles mais pas le Hedjaz du VIIe siècle. Il y a d’autres bizarreries comme ça.
Ou encore, Patricia Crone, une danoise qui enseigne à Princeton, a fait cette remarque toute simple qu’il est question que les adversaires qu’attaquent Mahomet cultivent l’olivier. Or il n’y a pas d’olivier dans le Hedjaz… Ce serait donc la Palestine ou l’extrême nord de la Syrie.
Autre allusion, à Sodome et Gomorrhe (pas directement nommées dans le passage « Vous passez devant ces ruines matin et soir »). Or les ruines de Sodome et Gomorrhe sont des concrétions volcaniques qui ressemblent à des ruines de ville – qui n’ont jamais été une ville – et se situent… au sud de la Mer morte.
Pour toutes ces raisons, certains renoncent carrément au cadre traditionnel de la vie du Prophète telle qu’il a été canonisé dans sa biographie, la Sirah, dont la version que nous possédons a été écrite deux siècles après les événements, à Bagdad, dans des conditions sociales, économiques, culturelles tout à fait différentes.
Une bonne partie de cette biographie traditionnelle fut établie pour des raisons théologiques. Par exemple l’idée selon laquelle Mahomet était illettré vient toute entière de l’usage d’un adjectif qui veut dire : le prophète des nations, le prophète païen, le prophète non juif. Or le mot « nation » a la même racine que le mot « mère », ce qui donnerait donc « Tel qu’il est sorti de sa mère », et donc illettré. L’interprétation est un peu tirée par les cheveux mais a une raison théologique : il faut pouvoir interdire l’hypothèse selon laquelle le Prophète aurait pu lire des livres antérieurs. Comme s’il était également sourd, mais passons…
On est donc amené à fortement relativiser les éléments qui composent cette biographie. L’ennui est que toutes les biographies du Prophète, toutes les études menées se fondent sur cette source… Ainsi le livre de Maxime Rodinson, pourtant critique – Rodinson était marxiste, il donne une explication purement matérialiste de la naissance de l’Islam – reprend pour l’essentiel les faits qui n’ont peut-être jamais existé !
L’idée à retenir est donc qu’une bonne partie de la biographie traditionnelle du Prophète est une construction destinée à justifier des dogmes antérieurs.
Le Temps d’y Penser : Ces initiatives exégétiques sont exclusivement occidentales ?
Rémi Brague : Quasiment. Dans ces groupes, il y a deux anciens Musulmans. L’un signe sous le pseudonyme Ibn Al-Warraq, tiré du fameux conte du fils du marchand de feuilles qui dit ce que tout le monde pense tout bas (« Le roi est nu »). Il y a un Tunisien qui s’appelle Mondher Sfar. Eux ne sont plus musulmans du tout. Y a-t-il des Musulmans qui essaient de s’approprier ces méthodes ? Ils sont peu nombreux. On les comprend : l’un d’eux enseignait en territoire palestinien, et avait suggéré que certains récits du Coran pouvaient être des légendes, des paraboles et ne pas avoir prétention d’historicité… Ses étudiants l’ont défénestré et il n’a pas survécu très longtemps à ses blessures. Une certaine prudence est donc de mise quand on ne vit pas en Occident…
Le Temps d’y Penser : Ces initiatives sont le fait de Musulmans qui ont perdu la foi. Pensez-vous que l’Islam est prêt à vivre ses propres Lumières, et puisse y survivre comme le christianisme, bien que malmené, a pu survivre aux siennes ?
Rémi Brague : Il faut se méfier de ces parallèles parce que les deux religions étaient, dès le départ, extraordinairement différentes. Vous le savez, le christianisme ne considère pas que la Bible a été écrite par Dieu. Il s’agit d’un livre inspiré, ou d’un ensemble de livres inspirés. Leurs auteurs ont été garantis d’erreurs en matière de foi et de mœurs, mais l’inspiration ne les a pas rendus omniscients en matière d’histoire et de cosmologie… La clé de voûte de l’Islam, en revanche, c’est que le Coran a été dicté. Son auteur est Dieu, au sens où Milton est l’auteur du Paradis perdu et pas ses filles, à qui il dictait le poème après être devenu aveugle. De même Mahomet a retranscrit fidèlement les paroles divines. C’est sans doute ce qui explique dans la biographie traditionnelle le surnom d’al-Amin qui lui est donné. Amin, c’est celui qui restitue un dépôt qu’on lui a fait sans rien ajouter ni surtout sans rien y retrancher.
Le Temps d’y Penser : Pensez-vous que l’Islam peut évoluer, subir une mutation – au sein de nos sociétés ou ailleurs ?
Rémi Brague : Qui peut le prédire ? La question est surtout de savoir s’il resterait suffisamment des données islamiques pour que cela mérite encore le nom d’Islam – et que tout le monde s’y accorde. Il n’y a pas de magistère en Islam, c’est un avantage d’une certaine façon, mais c’est aussi un gros inconvénient : en ce sens personne n’est autorisé pour dire ceci est l’Islam et cela non. Aussi quand des musulmans, ouverts, tolérants et vivant en Occident vous disent que les Islamistes sont de mauvais Musulmans, ils n’en ont tout simplement pas le droit. C’est leur opinion strictement personnelle.
Le Temps d’y Penser : Et réciproquement…
Rémi Brague : Exactement ! Ils se renvoient l’un l’autre toutes sortes de noms d’oiseaux, les islamistes considèrent que les autres sont des musulmans tièdes, et il n’y a pas d’autorité capable de trancher et désigner la vérité. La présence d’un magistère dans l’Eglise catholique a peut-être eu des conséquences désagréables, mais au moins sait-on ce qui est catholique et ce qui ne l’est pas. Nous avons un catéchisme, il n’y a pas de catéchisme musulman.
Le Temps d’y Penser : Ce que reconnaissent certains Musulmans quand on aborde des éléments clés comme la divinité de Jésus : « Mais nous, nous n’avons pas de catéchisme ».
Rémi Brague : C’est un problème : beaucoup de Musulmans ne savent pas précisément en quoi ils croient. Lorsqu’un musulman dit : « Ca c’est dans le Coran », il faut vérifier. Parfois ça n’y est pas. De fait, les Musulmans lisent peu le Coran. Déjà ils ne peuvent guère le comprendre, car c’est dans une langue qui ne correspond plus du tout à l’arabe parlé maintenant, ni même celui de chaînes de TV.
Le Temps d’y Penser : Il n’y a pas de traduction ?
Rémi Brague : Si. Il y en a eu même assez tôt, en turc et en persan, pour les populations non-arabes. Déjà, ça ne s’appelle pas traduction, car le Coran est intraduisible. J’ai un exemplaire ici intitulé « Essai d’interprétation du Coran inimitable ». Ils évoquent aussi la traduction du sens, et non traduction des mots. Les traductions du Coran sont plutôt à l’usage des non-musulmans.
Le Temps d’y Penser : N’est-il pas dès lors plus facile, si on se place dans une perspective d’annonce du message chrétien, de dialoguer avec les Musulmans qui ne connaissent pas réellement le Coran ?
Rémi Brague : Pas forcément, je connais au contraire le cas de Musulmans qui ont abandonné l’Islam après avoir lu le Coran ! L’ignorance n’est jamais souhaitable.
Pour beaucoup de Musulmans, être un « bon » Musulman c’est être avant tout quelqu’un de bien, respectueux, bien élevé. Le contenu du Coran n’est à la rigueur pas leur problème.
Ainsi, leur demander de cesser d’être musulman serait un peu comme leur demander de cesser d’être honnête, de bien se comporter… Il y a un mélange entre la religion et une sorte de morale naturelle tout à fait respectable par ailleurs ! Le sens de l’hospitalité, le respect de la parole donnée existent en Islam, aussi bien que dans toute société préindustrielle d’ailleurs.
Une bonne partie des récits sur Mahomet est basée sur la sagesse populaire qui traînait dans le Moyen-Orient à l’époque. Du coup, on a un certain raisonnement inversé du genre : « Si c’est vrai, c’est que le prophète l’a dit ». On y trouve des enseignements de parfait bon sens, de parfaite humanité. L’ennui, c’est qu’on y trouve également des choses un peu plus désagréables.
Mon passage préféré est celui où Mahomet torture quelqu’un pour savoir où il a caché l’argent. Ce qui n’étonnerait pas chez Al Capone surprend un peu chez un prophète, non ? Le problème est que pour un juriste, si le prophète a fait quelque chose, c’est que c’est juste. C’est pour cela que, lorsque le parlement iranien a essayé de remonter l’âge légal du mariage à 12 ans, le conseil des religieux a rappelé que Mahomet avait consommé son mariage avec Aïcha alors que la petite avait 9 ans. S’il l’a fait, c’est donc que ça ne peut être mal. Et l’âge légal du mariage est resté à 9 ans. C’est un petit peu embêtant, non ?
Ce que Mahomet a dit et fait a valeur de loi. Tout ce qu’il a fait n’est certes pas obligatoire, mais est permis, (exception faite du nombre d’épouses, mais je ne crois pas qu’il y ait d’autres exceptions).
Le Temps d’y Penser : On soulignait l’ignorance du Musulman moyen…
Rémi Brague : … elle vaut celle du chrétien moyen, notez bien : nous sommes de ce point de vue logés à la même enseigne !
Le Temps d’y Penser : Justement ! Nombre de rencontres entre chrétiens et musulmans ont lieu dans un tel esprit d’ouverture que les chrétiens ne sont plus dans une posture d’annonciation. Comme s’il fallait convertir les athées, les agnostiques, mais qu’au fond, la religion musulmane était bien assez suffisante pour eux, peut-être pas la vraie, mais au fond pas si éloignée de la foi chrétienne…
Rémi Brague : Il faut ici se méfier de ce qu’on entend par religion. En Occident, même l’athée le plus recuit croit savoir ce qu’est une religion et pense que c’est une sorte de christianisme. Mais c’est plus compliqué que ça. Regardez le bouddhisme : une sagesse, une philosophie ? Pour l’Islam, il faut également prendre garde. Une doctrine qui vous dit tout ce que vous pouvez et devez faire, ce n’est plus une religion, c’est une loi. Au Moyen Âge, les médiévaux appelaient l’Islam – ainsi que les deux autres religions – lex, la loi. Ca me semble plus juste. C’est une manière de vivre plus que de croire. En ce sens, nous avons plus affaire à une orthopraxie qu’une orthodoxie.
Le Temps d’y Penser : On peut être un bon musulman sans être croyant, alors ?
Rémi Brague : Non, aucun Musulman ne vous dirait ça. Il est très difficile qu’un Musulman soit athée. Même non pratiquant, s’il est en terre d’Islam, il fera le ramadan, et pas seulement par hypocrisie ou peur, mais aussi par solidarité. De ce point de vue, c’est vraiment différent et comprendre l’Islam réclame une véritable ascèse intellectuelle : essayer de comprendre une autre religion comme elle se comprend elle-même.
Le Temps d’y Penser : On comprend l’extrême difficulté du dialogue interreligieux, même de bonne foi, même entre bons spécialistes.
Rémi Brague : Le principal danger est la paresse intellectuelle : « Au fond, ils disent Allah, ça doit être Dieu, Issa c’est Jésus, Ibrahim pour Abraham, Iman c’est la foi, etc. »
Il faut extrêmement prudent et regarder ce qu’il y a derrière les mots. Quand ils disent « Dieu est miséricordieux, » parle-t-on de la même miséricorde que celle du Dieu des chrétiens ? Allah n’est miséricordieux qu’envers ceux qui croient en lui et hait les incrédules (Coran, XL, 10) : il y a une différence, non ?
Propos recueillis par Louis Charles et Henry le Barde
17:15 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.