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25/08/2012

De longs affaissements alternaient avec ces surexcitations

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« De longs affaissements alternaient avec ces surexcitations ; mais son anxiété, parfois adoucie, jamais ne s'apaisait.

Certes il ne prétendait son dégoût universel justifié que contre l'espèce; il reconnaissait qu'appliquée à l'individu sa méfiance avait souvent tort, car les caractères spécifiques se témoignent chez chacun dans des proportions variables.

Seulement il était craintif de toute société.

Certes il estimait que sa vie, pour ceci et cela, pouvait paraître enviable, mais il méprisait les âmes médiocres qui peuvent se satisfaire pleinement.

(...)

Une troisième distraction s'offrait : la musique. Amie puissante, elle met l'abondance dans l'âme, et, sur la plus sèche, comme une humidité de floraison. Avec quelle ardeur, lui, mécontent honteux, pendant les noires journées d'hiver, n'aspirait-il pas cette vie sentimentale des sons, où les tristesses même palpitent d'une si large noblesse ! La musique ne lui faisait rien oublier ; il n'eût pas accepté cette diminution ; elle haussait jusqu'au romantisme le ton de ses pensées familières. Pour quelques minutes, parmi les nuages d'harmonie, le front touché d'orgueil comme aux meilleures ivresses du travail nocturne, il se convainquait d'avoir été élu pour des infortunes spéciales. Mais dans cette molle soirée de tiédeur il répugnait à toute secousse. "Je me garderai, quand mon humeur sommeille, de lui donner les violons ; leur puissance trop implorée décroît, et leur vertu ne saurait être mise en réserve qui se subtilise avec le soupir expirant de l'archet."

Il alla simplement se promener au parc Monceau.

Quoique le soir elle sente un peu le marécage, il aimait cette nursery. Là, solitaire et les mains dans ses poches, il se permettait d'abandonner l'air gaillard et sûr de soi, uniforme du boulevard. Tant était douce sa philosophie, il estimait que choquer les moeurs de la majorité ne fut jamais spirituel. "Les gens m'épouvantent, ajoutait-il, mais à la veille d'un dimanche où je pourrai m'enfermer tout le jour, j'ai pour l'humanité mille indulgences. Mes méchancetés ne sont que des crises, des excès de coudoiement. Je suis, parmi tous mes agrès admirables et parfaits, un capitaine sur son vaisseau qui fuit la vague et s'enorgueillit uniquement de flotter ... Oh! je me fais des objections; petites phrases de Michelet si pénétrantes, brûlantes du culte des groupes humains! amis, belles âmes, qui me communiquez au dessert votre sentiment de la responsabilité! moi-même j'ai senti une énergie de vie, un souffle qui venait du large, le soir, sur le mail, quand les militaires soufflaient dans leurs trompettes retentissantes. —Ce n'est donc pas que je m'admire tout d'une pièce, mais je me plais infiniment."

Dans son épaule, une névralgie lancina soudain, qui le guérit sans plus de sa déplaisante fatuité. Humant l'humidité, il se hâta de fuir. Puis reprenant avec pondération sa politique :

"La réflexion et l'usage m'engagent à ensevelir au fond de mon âme ma vision particulière du monde. La gardant immaculée, précise et consolante pour moi à toute heure, je pourrai, puisqu'il le faut, supporter la bienveillance, la sottise, tant de vulgarités des gens.—Je saurai que moi et mes camarades, jeunes politiciens, nous plairons, par quelles approbations! dans les couloirs du Palais-Bourbon. Et si l'on agrandit le jeu, j'imagine qu'on trouvera, dans cette souplesse à se garder en même temps qu'on paraît se donner, un plaisir aigu de mépris. Équilibre pourtant difficile à tenir ! L'homme intérieur, celui qui possède une vision personnelle du monde, parfois s'échappe à soi-même, bouscule qui l'entoure et, se révélant, annule des mois merveilleux de prudence ; s'il se plie sans éclat à servir l'univers vulgaire, s'il fraternise et s'il ravale ses dégoûts, je vois l'amertume amassée dans son âme qui le pénètre, l'aigrit, l'empoisonne. Ah ! ces faces bilieuses, et ces lèvres séchées, avec bientôt des coliques hépatiques !"

Il s'arrêta dans son raisonnement, un peu inquiet de voir qu'une fois encore, ayant posé la vérité (qui est de respecter la majorité), les raisonnements se dérobaient, le laissant en contradiction avec soi-même. Toujours atteindre au vide! Il reprit opiniâtrement par un autre côté sa rhapsodie :

"Avec quoi me consoler de tout ce que j'invente de tourner en dégoût? (Et cette petite formule, déplaisante, trop maigre, désolait sa vie depuis des mois.)

"Un jour viendra où ce système, d'après lequel je plie ma conduite, me déplaira. Aux heures vagues de la journée, souvent, par une fente brusque sur l'avenir, j'entrevois le désespoir qui alors me tournera contre moi-même, alors qu'il sera trop tard.

C'est pitié que dans ce quartier désert je sois seul et indécis à remuer mes vieilles humeurs, que fait et défait le hasard des températures. Et ce soir, avec ce perpétuel resserrement de l'épigastre et cette insupportable angoisse d'attendre toujours quelque chose et de sentir les nerfs qui se montent et seront bientôt les maîtres, ressemble à tout mes soirs, sans trêve agités comme les minutes qui précèdent un rendez-vous.

Ceux de mon âge, éversores, des ravageurs, dit saint Augustin, ont une jactance dont je suis triste; ils sont sanguins et spontanés; ils doivent s'amuser beaucoup, car ils se donnent en s'abordant de grands coups sur les épaules et souvent même sur le plat du ventre, avec enthousiasme. Moi qui répugne à ces pétulances et à leurs gourmes, plus tard, impotent, assis devant mes livres, ne souffrirai-je pas de m'être éloigné des ivresses où des jeunes femmes, avec des fleurs, des parfums violents et des corsages délicats, sont gaies puis se déshabillent. Et voilà mon moindre regret près de tant de succès proposés, autorité, fortune, qu'irrévocablement je refuse. Refusés! qui le croira. Où m'arrêterais-je si je me décidais à vouloir?... Hélas! quelque vie que je mène, toujours je me tourmenterai d'une âcreté mécontente, pour n'avoir pu mener parallèlement les contemplations du moine, les expériences du cosmopolite, la spéculation du boursier et tant de vies dont j'aurais su agrandir les délices." »

Maurice Barrès, Sous l'oeil des barbares

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