10/01/2013
La lutte contre la tentation de la mort volontaire
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Il est faux de n'appeler suicidés que ceux qui se suppriment réellement. Parmi ceux-là, il s'en trouve beaucoup qui, en quelque sorte, ne deviennent des suicidés que par hasard et n'ont pas nécessairement le suicide dans le sang. Parmi les hommes sans personnalité, sans empreinte puissante, sans destinée, il en est qui périssent de leur propre main, sans pour cela, de par leur sceau et leur empreinte, appartenir au type des suicidés ; par contre, parmi ceux qui, par essence, appartiennent aux suicidés, beaucoup, la plupart même, ne se suppriment pas en réalité. Le propre du "suicidé" - et Harry l'était - n'est pas de se trouver forcément en relations constantes avec la mort, mais de sentir son moi, à tort ou à raison n'importe, comme un germe particulièrement dangereux, douteux, menaçant et menacé de la nature ; c'est de se croire toujours exposé au danger, comme s'il se trouvait sur la pointe extrême d'un rocher d'où la moindre poussée du dehors et la moindre faiblesse du dedans peuvent suffire à le précipiter dans le vide. On reconnaît ces hommes à une ligne de destin qui prouve que, pour eux, le genre de mort le plus vraisemblable est le suicide, du moins dans leur imagination. Cet état d'âme, qui se manifeste presque toujours dans leur première jeunesse et ne les quitte pas de toute leur vie, n'est pas conditionné par une trop faible vitalité ; au contraire, on trouve parmi les suicidés des natures extraordinairement tenaces, avides et même téméraires. Mais, de même qu'il est des tempéraments chez qui la moindre indisposition provoque la fièvre, de même, chez ceux que nous appelons suicidés et qui sont toujours infiniment sensibles et impressionnables, le moindre bouleversement provoque l'abandon de l'idée de la mort. Si nous avions une science possédant l'audace et le sentiment de responsabilité nécessaires pour s'occuper des hommes et non seulement du mécanisme des phénomènes vitaux, si nous avions quelque chose comme une anthropologie, comme une psychologie, ces faits seraient connus de tous.
(...)
Beaucoup sont incapables d'accomplir le geste du suicide réel, dans lequel ils ont profondément reconnu le péché. Cependant, ils nous apparaissent comme des suicidés, puisque la libératrice, pour eux, est la mort et non pas la vie ; qu'ils sont prêts à la rejeter, à l'abandonner, à l'étreindre et à retourner au commencement. De même que toute force peut devenir une faiblesse (*doit* même le devenir dans certaines circonstances), de même le suicidé typique peut, lui, faire de sa faiblesse apparente une force et un appui ; et c'est ce qu'il fait très souvent.
Ce cas était celui d'Harry, le Loup des steppes. L'idée que le chemin de la mort lui était accessible à n'importe quel moment, il en fit comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d'imagination d'adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. Il est vrai que tout bouleversement, toute souffrance, toute situation défavorable provoquaient immédiatement en lui, comme en tous ceux de son espèce, le désir de s'y soustraire par la mort. Mais peu à peu, il transforma ce penchant en philosophie utile à la vie. L'accoutumance à l'idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines, et lorsqu'il se sentait bien misérable, il lui arriver d'éprouver une sorte de joie féroce : "Je suis curieux de voir combien un homme est capable de supporter. Si j'atteins à la limite de ce qu'on peut encore subir, eh bien, je n'ai qu'à ouvrir la porte et je serai sauvé !" Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires.
D'autre part, ils connaissent tous la lutte contre la tentation de la mort volontaire. Chacun d'eux, dans quelque recoin de son âme, sait fort bien que le suicide n'est qu'une sortie de secours piteuse et illégitime, et qu'il est plus beau et plus noble de se laisser vaincre et abattre par la vie elle-même que par sa propre main. Cette science, cette conscience du péché dont la source est la même que celle d'où découlent les remords des onanistes, oblige la plupart des "suicidés" à une lutte perpétuelle contre leur tentation. »
Hermann Hesse, Le Loup des Steppes
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.