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27/06/2013

Tout en découvrant les propriétés mathématiques de la nature, ils ont recouvert ou négligé tout ce qui en elle échappe à la mathématisation

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Ce n'est pas pour l'ici-bas [que les modernes] ont abandonné l'au-delà, ce n'est pas au bénéfice de notre monde  qu'ils ont perdu l'autre monde. S'il est vrai qu'ils ne vont plus chercher au ciel ni Dieu ni les Idées, ils n'ont pas, pour autant, conservé ou restitué à leur séjour sur terre son épaisseur sensible ni la plénitude de ses droits. Ils n'ont pas lâché l'ombre surnaturelle pour la proie terrestre. "Compère le coup de pouce"(1) l'atteste : ils ont lâché l'ombre pour l'ombre. Ils n'ont pas rejoint, saisi ou étreint l'être vrai, ils ont taillé "un vêtement d'idées" dans "l'infinité ouverte des expériences possibles"(2). Tout en découvrant les propriétés mathématiques de la nature, ils ont recouvert ou négligé tout ce qui en elle échappe à la mathématisation. Et ils prennent aujourd'hui "pour l'être vrai ce qui est méthode"(3). Deus absconditus, disent-ils avec fierté ou la tristesse au coeur, alors que, pour être exact, c'est d'un mundus absconditus, d'une occultation, d'une dématérialisation, d'un délaissement du monde sensible, qu'il faudrait parler.

Car Dieu n'a pas disparu, il a été remplacé : l'homme absous de sa finitude, dégagé des chaînes de l'expérience terrestre et qui, "au lieu d'observer les phénomènes naturels tels qu'ils lui sont naturellement donnés, place la nature dans les conditions de son entendement"(4), cet homme n'est rien d'autre que le successeur de Dieu. Il y a donc bien, inavouée mais déterminante, clandestine mais caractéristique, une métaphysique moderne. L'âge positif est, en fait, tout empli de religiosité : "Ce siècle qui se dit athée ne l'est point, il est autothée. Ce qui est un bien joli mot, et bien de son temps. Il s'est littéralement fait son propre Dieu et sur ce point il a une croyance ferme." (5)

(...)

Impossible, en d'autres termes, d'être moderne, c'est-à-dire de faire confiance au temps. La guerre inflige un désaveu impitoyable à la religion du progrès. Elle montre alors à Péguy que tout bouge sans que rien ne change, que les découvertes se succèdent et que les inventions s'accumulent mais que l'histoire bégaie, que le développement fulgurant des techniques se combine avec le surplace accablant de l'horreur. Il faut donc en rabattre : la barbarie n'est pas la préhistoire de l'humanité mais l'ombre fidèle qui accompagne chacun de ses pas. Et quand notre monde, par le fait même de se dire moderne, affirme qu'après c'est toujours qu'avant, il généralise abusivement le modèle cumulatif des sciences et des techniques à tous les secteurs de l'existence.

(...)

Mais la réflexion de Péguy n'est pas arrêtée à cette critique – toujours actuelle – du positivisme – toujours renaissant. Née du constat que le progrès n'adoucit pas les moeurs, que le rapport de l'homme à l'homme n'est pas réglé sur le rapport de l'homme aux choses et que le savoir qui accroît le pouvoir n'accroît pas nécessairement la justice ou la sociabilité, elle s'est développée et prolongée en interrogation sur la nature même du progrès. On l'a vu plus haut, ce que Péguy a découvert, c'est que la technique ouvre un monde où l'être se définit par sa plasticité ("En ce temps-ci une humanité moderne est libre. Elle est libre de travailler une matière moderne relativement aisée, interchangeable, prostitutionnelle, qui peut servir à tout et à tout le monde..."). Moderne, autrement dit, est la substitution progressive de la manipulation au scrupule et au respect. A chaque invention, à chaque invention, à chaque avancée, la sphère de l'indisponibilité se rétrécit. Ce qui était non malléable, non monnayable, non comptable, non calculable, le devient. Ce qui était hors commerce est désormais négociable. L'irréductible est réduit. Les résistances du réel et de l'idéal sont l'une après l'autre vaincues jusqu'à ce que s'étende, de développement en développement, le règne sans partage d'une muflerie illimitée.

(...)

A l'ère de la mobilisation totale, l'être humain lui-même est, comme le métal, un "fusible matière moderne, ductile, malléable, souple, docile, interchangeable, allante et venante"... Tel est le sens profond du soldat inconnu : le héros traditionnel qui survivait dans la mémoire des hommes par la prouesse singulière attachée à son nom cède la place au héros sans nom dont la vertu "réside dans le fait qu'on puisse le remplacer et que derrière chaque tué la relève se trouve déjà en réserve"(6).

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(1) Péguy, Un poète l'a dit, in Oeuvres en prose complètes, II, p.835.
(2) Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, p.60.
(3) Ibid.
(4) Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, p.299
(5) Péguy, Un poète l'a dit, op. cit., p.855.
(6) Jünger, Le travailleur, Christian Bourgois, 1989, pp.194-195.»

Alain Finkielkraut, Le mécontemporain

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