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08/01/2014

Ta sensualité, prise au piège de l’habitude

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« C’est là où je veux en venir. Tu ne m’as jamais trompé et je ne t’ai jamais trompée. Misérable mot pour une misérable conception. Comme si deux êtres qui ont vraiment vécu l’un dans l’autre pouvaient se tromper. Ne se trompent que ceux qui s’ignorent. Jamais nous n’aurions pu nous tromper : chacun sentait le moindre frisson chez l’autre. Et c’est pourquoi cette lettre est inutile et je la déchirerai peut-être au moment de mourir – puisque tu sais tout cela, ma bien-aimée.

Mais ainsi chacun de nous était prisonnier de la connaissance que de lui avait l’autre. Sous ce regard inévitable, il n’osait pas bouger, parce qu’il savait que le moindre geste aurait chez son compagnon l’ultime répercussion.

Dès le début, nous avons tremblé. Du moins passé les premiers jours d’enchantement – car nous avons eu une nuit de noces et une lune de miel, et vraiment quand, l’autre année, nous avons entendu "Noces" de Stravinsky, il n’y en avait pas beaucoup dans la salle qui pouvaient applaudir aussi naturellement que nous –, quand nous sommes rentrés à Paris et que nos yeux clignotaient sous la lumière cruelle des regards, nous avons eu une première peur. Mais elle a assez vite passé, chacun ayant été témoin des magnifiques indifférences, des évidentes distractions de l’autre devant la beauté et le génie, il a fallu nous abandonner sans réserve au bonheur.

Mais la peur est revenue depuis trois ans. Et chez nous deux en même temps, comme tout sentiment. Une peur subtile, point dérobée mais pudique, si prévoyante, lancée si avant aux limites du possible qu’il me semble aujourd’hui la voir se confondre avec le sentiment de la mort, qui veille ainsi comme une exquise preuve de vie dans les cœurs bien battants.

Il y a deux ou trois hommes et deux ou trois femmes que nous avons toujours écartés – tu sais bien lesquels – avant même qu’ils ne s’approchent.

Mais notre couple n’a-t-il pas rôdé de très loin autour de ces êtres ? Avons-nous été tentés ? Certes, et au premier coup d’œil. Car combien de jours dure l’hallucination totale du désir ? Combien de jours dure le grand soleil tourbillonnant ? Très peu de jours.

Évidemment, en répondant : très peu, je me force par raison, ne voulant pas m’en tenir à ma seule expérience. Car je n’ai vu que toi pendant des années et à travers d’autres femmes qu’il m’arrivait de désirer une minute je retrouvais toujours le type de ta beauté en filigrane. Mais je me dis que je n’y avais aucun mérite : j’avais eu tant de femmes avant toi, et, dans mon premier élan vers toi, il y avait un parti pris de les oublier toutes, qui n’attendait qu’une bonne occasion de se déployer.

Et quand je suis seul l’été ou l’hiver, je sens surtout la fatigue montante des quarante-cinq ans. J’ai fait la guerre et j’ai beaucoup travaillé, beaucoup aimé. Mais toi. Toi, si jeune – et qui n’as connu que moi. Voilà une pensée qui a traversé bien souvent mon cœur depuis quelque temps. Elle n’était pas nouvelle toutefois – car, lorsque je t’ai prise, ayant trente-cinq ans, j’avais jeté déjà cette pensée vers l’avenir, "Salut à tous ceux qu’aimera Gisèle." J’ai toujours repoussé avec horreur l’idée d’épuiser ta vie. Je n’ai jamais voulu que tu me donnes toute ta vie. Car dans le don total, il y a tôt ou tard du sacrifice et je ne veux pas qu’il ait de sacrifices pour toi.

Il n’y en a déjà eu que trop – ces peurs à grande distance que tu as nourries comme moi, ces fuites à perte de vue.

Mais si je me retourne sur moi-même, – cela s’impose dans cette case percée de moustiques, où je meurs de soif cloué sur un lit de camp –, je vois bien qu’après le don, il faut en venir au sacrifice, et ce sacrifice que je voudrais aujourd’hui faire de ma vie pour ta vie, c’est une part inséparable de mon don de toujours. Moi plutôt que toi.

Je remercie le ciel de ne m’avoir donné aucun talent irremplaçable qui me force à opposer mon moi au tien. (Tu rirais de cette expression dans ma bouche d’athée, mais nous savons que "remercier le ciel" dans le langage des hommes, c’est une façon de reconnaître la nécessité.) Si j’étais grand homme dans les affaires ou la politique ou les arts, je n’aurais pas sans réticence l’envie de mourir que j’ai maintenant et de faire place nette auprès de toi. Mais je ne suis pas un grand homme.

Je n’ai rien à perdre que moi, car toi, je t’ai déjà perdue. Tu ne peux plus me donner ce que tu m’as donné si longtemps. Tu m’avais donné et sans cesse redonné tout ce qu’on peut donner à l’autre. Mais, depuis quelques temps, tu commençais à laisser voir des signes d’usure – c’est pourquoi je m’en vais au bon moment. Tu commençais à me donner autre chose que l’élan de ton amour, de ta passion, de ton désir. Tu commençais à me donner de la tendresse, de l’amitié, de la gratitude. Et aussi ta sensualité, prise au piège de l’habitude, s’en venait vers moi par une pente plus molle, ou bien c’étaient des saccades de vice. Or, il est insupportable de voir un être, dont on estime infiniment les dons, vous les faire plus petits.

Ce changement dans la nature de tes sentiments ne s’échappait pas – car, c’est la loi de notre couple, rien ne nous échappe ; mais tu l’acceptais, comme l’inévitable changement des saisons. Il te semblait que du même mouvement tu vieillissais et m’aimais moins, et que tout cela était bien.

Gisèle, allais-tu donc mentir si tôt à ta jeunesse ? Pouvais-tu ainsi accepter d’être jouée par le temps ? Non, je ne peux pas croire qu’il faille mon aide pour que tu te retiennes sur la pente de la résignation. Dis-moi que tu allais, de toi-même, te détourner de moi, te révolter contre cette figure définitive que mes mérites imposaient à ton destin.

Crois à cette parole que je viens de te dire, qui n’est pas folle, qui est grave. Je t’assure que si mon premier mouvement en t’écrivant cette lettre a été d’un naturel égoïsme, et de vouloir ajouter mon sceau sur ton éloignement de moi, d’en faire ma propre initiative et ma propre aventure, la réflexion, après quelques heures qui comptent au centuple, m’épure, et je souhaite du plus profond de moi enfin atteint, par amour pour la beauté et pour la santé, qu’au lendemain de ma mort, tu reconnaisses en toi la force d’une métamorphose qui allait éclore en tout cas. »

Pierre Drieu la Rochelle, Journal d'un homme trompé

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