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03/02/2014

Mon amour ne peut être qu’une plaie que je m’acharnerai à envenimer

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Je me suis voué au malheur. Je me suis jeté à la poursuite d’une image, je veux la retenir, je ne le pourrai jamais. Cette image se glace, elle va devenir une idée, et je le saurai, et ce sera encore la pire de mes souffrances. Je souffre d’aimer Anne-Marie. Je souffrirais mille fois plus si cet amour s’en allait de moi. Je ne peux plus oublier, je ne veux pas oublier. Tout apaisement de ce mal me fait horreur. Un seul geste pour éloigner Anne-Marie de Régis ? Jamais je ne le ferai, ce serait la perdre pour toujours. Et cependant, je suis hanté par ce geste, je me maudirai si je ne l’accomplis pas. Mon amour ne peut être qu’une plaie que je m’acharnerai à envenimer. Et c’est pourtant cela que je préfère. Ah ! Cela est-il tenable sans que l’on en crève ? Si j’étais sur la pente d’un suicide obligatoire ? Chez ceux de mon espèce, la tête tue souvent. On le sait… Oui, voilà bien la conclusion la plus plausible : une lettre pour Anne-Marie, qui lui apprendrait tout, en même temps que ma mort. Mais quoi, tout ? Cette lettre, je ne pourrais en écrire aujourd’hui une seule feuille. Dans un mois j’en serai bien plus incapable encore. Alors, rien qu’une ligne : "Je vous aime, je me tue…" Juste de quoi avoir l’air absurde… Ah ! Quelle misère ! Et cet œil de l’analyste, abasourdi par le premier choc, mais qui chaque soir se réveille plus tôt, cet œil qui m’examine impitoyablement, qui ne se fermera pas une seconde ! Et pour rien, pour rien ! Pas même une page lisible accouchée par tous ces maux. Mon journal est imbécile, d’une platitude écœurante. Non jamais ces phrases éculées ne renfermeront l’aventure pour personne, même pas pour moi. Elle ne pourrait revivre que dans une œuvre belle. Comme j’en suis incapable ! Et je me suis dit artiste ! J’ai là entre les mains une matière sans prix, et je ne peux rien en fixer. Impossible ! On ne crée pas dans une telle douleur. Je perds pour jamais ce que j’ai éprouvé de plus bouleversant, de plus sublime de toute mon existence. Le reste, à quoi bon en parler ? Comment pourrais-je me satisfaire désormais de cette pitoyable littérature, y user des heures et des jours ? Pourquoi cette tromperie plutôt que n’importe quelle autre, que n’importe quel métier de crétin ? Une tempête mugit en moi. Je ne saurais l’écrire, je suis moi-même la tempête. C’est donc dit, je suis un des nouveaux infirmes que ce siècle fabrique. Nous avons perdu toute naïveté, appris à lire au fond de nous, appris à descendre au fond des abîmes d’où sourd la vie. Pourquoi ? Pour être encore plus cruellement témoins de notre impuissance. Anne-Marie m’aura révélé à moi-même pour me montrer la chimère de mon amour et celle de mon art.. Impossible d’être heureux, impossible de faire au moins quelque beauté avec mon malheur ! Mais n’est-ce point encore une tentation, une voie sournoise qu’a pris le démon de l’oubli pour m’éloigner d’elle ? Ah ! Je ne sais plus, je sombre, je suis dépassé, vaincu… Tout me ramène au néant… Il n’y a plus de sens à rien. Rien ne vaut plus la peine… Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que cette machine à néant qui fonctionne dans ma tête ? Où sont mes mots pour dire ça ? Je perds mes mots. Où est-ce que je vais ? Je tombe, je tombe. Je me vide. »

Lucien Rebatet, Les deux étendards

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