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17/03/2014

Je vous ai vus

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Il l'avait connu une fois, cet abandon. C'était même pour ne plus jamais le revivre qu'il s'était peu à peu éloigné de la société des hommes, leur préférant l'honnête indifférence des abeilles. Il était jeune instituteur dans la Krajina, en 1941, lorsque le Royaume de Yougoslavie éclata et que les Croates, déjà, raccrochèrent leur projet d'indépendance au train de la puissance du moment, le IIIème Reich. Tandis que les Serbes, eux, repris par leur folie habituelle, s'étaient mis en tête de faire dérailler à eux seuls ce même train blindé qui venait de soumettre toute l'Europe. Le 27 mars 1941, un groupe d'officiers avait destitué le régent qui avait osé pactiser avec l'Axe.
La colère d'Hitler fut à la mesure de l'affront. On vit déferler sur ce pays de chars à bœufs des colonnes d'extra-terrestres motorisés, juchés sur des véhicules de cauchemar. Des officiers qui avaient humilié les Autrichiens puis les Allemands et les Bulgares ligués en 1918, qui avaient juré la mort plutôt que la reddition, se suicidaient avec leur pistolet d'ordonnance sur leur cheval, à la tête de leurs régiments désarmés. D'autres, moins fiers, s'égaillaient comme des rats dans les nouvelles baronnies créées par l'occupant ou se laissaient emmener en captivité. Quelques-uns prenaient le maquis, promettant de revenir en vainqueurs...
Dans la Krajina, la terreur avait débuté dès les premiers jours. Assassinats sommaires. Enlèvements. Recensements lugubres menés par des moines cordeliers aux mines de brigands. Conversions collectives... Le régime oustachi, instauré sous le patronage d'Hitler et de Mussolini, mettait en place la politique d'homogénéité ethnique et confessionnelle qu'il avait annoncée. Parmi les "Schismatiques", les "Grecs", les "Orientaux" - ceux qu'on affublait de tous les noms possibles hormis celui qu'ils se donnaient eux-mêmes-, le seul programme était de se faire oublier et de survivre.
En tant qu'instituteur et fonctionnaire, Nikola fut confronté à un choix abrupt : enseigner la haine de ce qu'il était ou disparaître. Il avait une jeune épouse qu'il aimait et un essaim à soigner. Il opta pour la survie. Heureusement pour lui, les patrons du nouveau régime se souciaient davantage d'idéologie que d'administration. Leur incurie et le délitement graduel de l'Etat permirent à Nikola de passer entre les gouttes. Il se réfugia dans la montagne et envoya sa femme, qui avait de la parenté croate, chez sa tante à Rijeka, sous occupation italienne. Les fascistes de Mussolini n'avaient cure des querelles confessionnelles.
Il adopta dès lors une distance étrange et incompréhensible vis-à-vis de la guerre et de ses factions. Frêle d'apparence, il décourageait les recruteurs, qui pourtant ne manquaient pas. Dès que les oustachis repartaient avec leur lot de victimes, les résistances pointaient leur nez. Il y avait les tchetniks locaux, plus ou moins liés à l'armée royale du général Mihailovic. Ils étaient barbus et chevelus en signe de deuil -mais le jeune maître d'école y voyait surtout du débraillé. Ils avaient toujours un pope dans leur entourage, quand ils n'étaient pas pope eux-mêmes. Ils parlaient fort, invoquaient Dieu à chaque phrase, juraient que les Anglais allaient débarquer d'un instant à l'autre. Ils prétendaient rétablir la loi et l'ordre et donnaient des leçons de conduite publiques, parfois inculquées à la verge. Ils discutaient en long et en large de la politique mondiale, en ponctionnant les réserves d'eau-de-vie des habitants. Puis ils disparaissaient dans les bois. Le frère aîné de Nikola les crut. Il ne vit jamais débarquer les Alliés, mais fut trahi par un ami vantard qui ne savait tenir sa langue. Les oustachis l'égorgèrent sous les yeux de sa mère. Se pointèrent à leur suite les partisans. Des hommes austères, qui menaient une lutte d'idée pour la Révolution et donc pour Staline. Ils étaient vêtus n'importe comment, pourvu qu'il y ait une grosse étoile rouge quelque part, mais rasés de près. Ils fusillaient les leurs pour la moindre divergence et multipliaient les attaques gratuites contre l'ennemi afin de susciter des représailles. Puis ils revenaient cueillir les villageois qui n'avaient plus d'autres choix que de les suivre. Il n'y avait, à leurs yeux, ni Serbes, ni Croates, ni catholiques, ni orthodoxes, mais uniquement des exploiteurs et des exploités. Nikola fut séduit par leurs principes et glacé par leurs personnes. Leurs rêves de fraternité n'apportaient que la douleur et la division.
Aux uns et aux autres, il finit par donner la même réponse, sur un ton calme et comme éteint : "Je vous ai vus." Les commissaires en demeuraient éberlués, les proches vacillaient de peur. Il passa la guerre à s'occuper de ses abeilles, dans sa cabane. »

Slobodan Despot, Le Miel

 

FNAC : LE MIEL, Slobodan Despot

 

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