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03/04/2014

Quand les richesses sont drainées outre mesure par l’une de ses parties

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Le tyran prise et chérit son propre bien-être plus que le salut commun de ses sujets, et c’est pourquoi il s’efforce de maintenir son peuple dans une soumission servile.

(…)

Et c’est là l’intérêt véritable et la gloire du souverain dont le pouvoir, comme dit Aristote, est d’autant plus noble, d’autant meilleur que les hommes sur lesquels il l’exerce sont libres et accomplis, et d’autant plus durable que le roi persévère avec zèle dans une telle résolution, Cassiodore ayant dit : "L’art de gouverner, c’est d’aimer ce qui convient au plus grand nombre."

Chaque fois, en effet, que la royauté se transforme en tyrannie, elle est vite menacée de disparaître, parce qu’elle est ainsi prédisposée à la discorde, à l’usurpation et à des périls de toutes sortes. Surtout dans une contrée policée et éloignée de la barbarie servile où, par coutume, par lois et par nature, les hommes sont libres, et non pas asservis ni insensibles par habitude à la tyrannie, tels que la servitude ne pourrait leur convenir et qu’eux n’y pourraient consentir, tels qu’ils ne sauraient voir que violence dans l’oppression du tyran, dès lors précaire, parce que, comme dit Aristote, "la violence court à sa perte."

(…)

Or, un corps est mal en point quand les humeurs affluent à l’excès à l’un de ses membres : souvent, elles l’enflamment et l’enflent gravement, tandis que les autres membres se dessèchent et s’amoindrissent terriblement. Alors, l’équilibre convenable est rompu et ce corps-là ne peut vivre longtemps.

Il en est de même d’une communauté ou d’un royaume quand les richesses sont drainées outre mesure par l’une de ses parties.

En effet, une communauté ou un royaume dont les souverains obtiennent une énorme supériorité sur leurs sujets en fait de richesse, de pouvoir et de rang, est comme un monstre, comme un homme dont la tête est si grande, si grosse, que le reste du corps est trop faible pour la porter.

De même qu’un tel homme ne peut se soutenir ni longtemps vivre ainsi, de même donc, ne pourrait se maintenir un royaume dont le prince drainerait à l’excès les richesses, comme cela se ferait par les mutations de la monnaie... (...)


Par ailleurs, dans la polyphonie, si l’uniformité n’apporte ni plaisir ni agrément, l’excès ou l’abus de contraste y détruit et anéantit toute l’harmonie : il y faut au contraire une variété réglée et mesurée durant laquelle les choeurs mêlent avec bonheur de douces mélodies. Il en va généralement de même des diverses parties de la communauté : l’égalité de biens ou de pouvoir n’est pas convenable, elle ne "sonne" pas bien, mais, à l’inverse, une disparité excessive ruine et anéantit l’harmonie de la société, comme le fait ressortir Aristote au livre V de la "Politique".

C’est surtout, en vérité, si le prince lui-même, qui est dans le royaume ce que sont dans le chant la teneur et la voix principale, chante trop fort et sans s’accorder avec le reste de la communauté, que la douce musique du gouvernement royal sera troublée.
C’est pourquoi, selon Aristote, il y a encore une autre différence entre le roi et le tyran : le tyran veut être plus puissant que toute la communauté qu’il domine par la violence ; la modération du roi, au contraire, va de pair avec un régime tel qu’il est plus grand et plus puissant que chacun de ses sujets, mais qu’il est cependant inférieur à cette communauté tout entière en forces et en ressources, et qu’il se trouve ainsi dans une situation moyenne.

Puisque le pouvoir royal tend communément et facilement à s’accroître, il faut donc faire preuve de la plus grande défiance et d’une vigilance toujours en éveil. Oui, c’est une sagesse suprême qui est requise pour le préserver de dégénérer en tyrannie, surtout à cause des tromperies des adulateurs qui, comme dit Aristote, ont toujours poussé les princes à la tyrannie.

En effet, comme on lit dans le Livre d’Esther, ceux-ci "abusent avec une habile fourberie la confiance naïve des princes qui juge des autres d’après leur propre nature", et c’est par leurs "suggestions que se dévoient les élans des rois".

(…)

En effet, comme dit Aristote, rares sont les choses qu’il faut laisser au libre arbitre du juge ou du prince.
C’est Aristote encore qui rapporte l’exemple de Théopompe, roi de Sparte.

Celui-ci avait renoncé en faveur du peuple à de nombreux pouvoirs et aux tributs imposés par ses prédécesseurs. C’est pourquoi sa femme se lamentait en lui faisant honte de transmettre à ses fils une royauté procurant moins de revenus que celle qu’il avait reçue de son père. Il lui répondit alors en ces termes : "Je la transmets plus durable." Ô paroles inspirées ! Ô de quel poids sont ces mots qu’il faudrait peindre en lettres d’or dans les palais des rois ! "Je la transmets", dit-il, "plus durable", c’est-à-dire : "J’ai plus accru la royauté en la rendant durable qu’elle n’a été diminuée par la réduction de son pouvoir." "En voici un qui surpasse Salomon !" (Evangile selon Luc, XI, 31)

En effet, si Roboam, dont j’ai parlé plus haut, avait reçu de son père Salomon un royaume régi selon ces principes et qu’il l’avait gouverné dans cet esprit, jamais il n’aurait perdu dix des douze tribus d’Israël, et le chapitre XLVII de l’Ecclésiastique ne lui aurait pas reproché : "Tu as déshonoré ton lignage au point de faire retomber la colère sur tes enfants et les conséquences de ta déraison sur tous les autres : par ta faute, la royauté s’est brisée en deux." Il est donc ainsi démontré que si le pouvoir d’un roi se transforme en tyrannie, il faut qu’on y mette terme rapidement. »

Nicole Oresme, CHAPITRE XXV, Un tyran ne peut durer longtemps, in "Traité sur l’origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies" - 1355

 

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