05/04/2014
La liberté vide revendiquée
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« Le trait principal, et déterminant tous les autres, par lequel le gauchisme préfigurait ce qui allait devenir en une trentaine d’années la mentalité dominante des nouvelles générations, partout inculquée et socialement valorisée, est donc précisément celui qui avait été reconnu comme caractéristique de la mentalité totalitaire: la capacité d’adaptation par la perte de l’expérience continue du temps. L’aptitude à vivre dans un monde fictif, où rien n’assure la primauté de la vérité par rapport au mensonge, découle évidemment de la désintégration du temps vécu en une poussière d’instants: celui qui vit dans un tel temps discontinu est délivré de toute responsabilité vis-à-vis de la vérité, mais aussi de tout intérêt à la faire valoir. […]
Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu’il est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d’une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l’éloge, dans son jargon publicitaire de "passions" et de "dépassements", des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l’immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité opportuniste) ; et enfin par l’élaboration des représentations compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la "subjectivité" à l’intensité vide du "jeu" et de la "fête").
Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l’instant de leur irresponsabilité, de leur superfluité, à la façon de ce qu’on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l’emprise de ces drogues que le gauchisme ne s’est pas fait faute de louer. La liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leur conditions d’existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l’anomie et la vacuité électrisée des foules de l’abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, qui n’ont rien à perdre, mais non plus rien à gagner, "qu’une orgie finale et terrible de vengeance" (Jack London). »
Jaime Semprun, L’abîme se repeuple
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