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06/05/2014

Toute forme de conscience est une maladie

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Maintenant, messieurs, je veux vous raconter, que cela vous plaise ou non, pourquoi je n’ai même pas pu devenir un insecte. Je vous le dis avec solennité: j’ai voulu devenir un insecte à plusieurs reprises. Et, même là, je n’ai pas eu l’honneur. Je vous assure, messieurs: avoir une conscience trop développée, c’est une maladie, une maladie dans le plein sens du terme. La vie quotidienne ne se contenterait que trop d’une conscience normale, c’est-à-dire d’une conscience inférieure de moitié ou des trois quarts à celle qui est le lot de l’homme évolué de notre infortuné XIX° siècle, d’un homme qui aurait, de plus, le malheur particulier d’habiter Petersbourg, la ville la plus abstraite et la plus préméditée de la planète (il y a des villes préméditées ou des villes spontanées). Par exemple, on aurait largement assez de la conscience qui pousse les hommes soi-disant d’exception, ou les hommes d’action. Ma main au feu, vous dîtes que j’écris ça pour crâner, pour faire le malin sur les hommes d’action, que mes crâneries sont de mauvais goût et que je fais du tintouin avec mon sabre, comme mon officier. Holà! messieurs, avez-vous déjà vu quelqu’un se vanter de ses maladies - ou, à plus forte raison, crâner avec ?

Que dis-je ? - Mais, tout le monde !… C’est bien de ses maladies qu’on se vante, et moi le premier. D’accord; ma réplique ne valait rien. Et néanmoins, je reste fermement convaincu que non seulement une conscience accrue, mais que toute forme de conscience est une maladie. J’insiste. Laissons cela aussi pour l’instant. Dites-moi une chose : pourquoi est-ce justement, comme par hasard, dans les mêmes minutes, oui, les minutes mêmes où je me trouvais le plus apte à prendre conscience de toutes les finesses "du beau et du sublime", comme on disait jadis, qu’il m’arrivait non plus d’avoir conscience mais d’accomplir des actes si peu reluisants que… bref, en un mot, qui sont le lot de tous, mais que je faisais, moi, comme par hasard, dans les instants précis où je sentais le plus que je ne devais pas les faire ? Plus je prenais conscience du bien, de tout ce "beau" et ce "sublime", plus je m’engluais dans mon marais, et plus j’étais capable de m’y noyer complètement. Mais l’essentiel restait que ça ne semblait jamais fortuit - comme si c’était ce qu’il fallait. Comme si c’était là mon état naturel, et non ma maladie ou mon défaut, de sorte qu’à la fin j’ai perdu toute envie de combattre ce défaut. Et j’ai fini par faillir croire (peut-être l’ai-je cru vraiment) que c’était bien cela, mon état naturel. Mais d’abord, au début, que n’ai-je pas dû subir dans cette lutte ! J’étais incapable de croire que tout le monde était dans le même cas, je cachais donc cela comme un secret. J’avais honte (peut-être ai-je honte jusqu’à ce jour) ; j’en arrivais à ressentir je ne sais quel petit plaisir secret, pas normal et pas propre, quand je rentrais chez moi, dans mon trou, par une de ces nuits les plus mauvaises que nous avons à Petersbourg et que j’avais une conscience accrue d’avoir fait ce jour-là encore une nouvelle saleté et, ce que j’avais fait étant irréparable, je me rongeais, secrètement, de l’intérieur, je me rongeais à toutes dents, me taraudais et me bouffais moi-même jusqu’à ce que l’amertume devienne une honteuse, une maudite espèce de douceur et puis une jouissance, franche et grave! Une jouissance, oui, une jouissance! J’insiste. J’en parle parce que j’ai toujours voulu en avoir le cœur net: les autres ressentent-ils ce genre de jouissance ? Que je vous explique : cette jouissance-là provient d’une conscience trop claire de votre abaissement ; du fait que vous sentez vous-même que vous en êtes au dernier stade ; et que c’est moche, et qu’il n’y a pas moyen de se sentir mieux ; qu’il ne vous reste aucune issue, que plus jamais vous ne serez un autre ; que, même s’il vous restait du temps et de la foi pour devenir quelque chose d’autre, vous ne voudriez plus vous-même, sans doute, vous transformer ; et que, si vous vouliez, vous ne pourriez rien faire de toute façon, parce qu’il est vrai, peut-être, que vous n’avez plus rien en quoi vous transformer. Surtout et à la fin des fins, cela se produit suivant les règles naturelles, fondamentales, de la conscience accrue et de l’inertie qui en découle directement, et donc, en conséquence, non seulement il n’y a plus moyen de se transformer, mais il n’y a, tout simplement, plus rien à faire. Vous arrivez, par exemple, à cela, avec votre conscience accrue : vous faites bien d’être une canaille - comme si c’était une consolation pour une canaille, d’avoir conscience qu’elle est vraiment une canaille. Pourtant, assez… Ca, pour parler, j’ai bien parlé, mais j’ai expliqué quoi ?… Comment s’explique ce genre de jouissance ? Si, si, je m’expliquerai ! Je finirai par y arriver. C’est pour cela que je me suis mis à écrire… »

Fiodor Dostoïevski, Les Carnets du Sous-Sol

 

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