Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/06/2014

Maintenant il est défendu même de se taire...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Peut-être qu’après cette digression on comprendra mieux pourquoi j’ai appelé les Bolchéviks des parasites. De par leur essence même, ils ne peuvent pas créer et ne créeront jamais rien. Les leaders idéologues du bolchévisme peuvent, autant qu’il leur plaira, décliner et conjuguer les mots création et créer, ils sont absolument incapables d’une création positive. Car l’esprit d’asservissement dont est imbue toute leur activité, et même toute leur idéologie simplifiée, tue toute création dans son germe. Voilà ce que ne comprenaient pas les hommes politiques du régime tsariste et voilà ce que ne comprennent pas non plus les Bolchéviks, bien qu’aussi longtemps qu’ils furent dans l’opposition ils aient disserté beaucoup sur ce sujet, tant à la Douma que dans leurs publications clandestines. Mais toutes ces dissertations sont oubliées comme si elles n’avaient jamais existé.

À l’heure actuelle, il n’y a en Russie que des journaux gouvernementaux et des orateurs gouvernementaux. Seul peut écrire et parler qui glorifie l’activité des classes dirigeantes. C’est une erreur de croire que les paysans et les ouvriers au nom desquels gouvernent les Bolchéviks possèdent, sous ce rapport le moindre avantage sur les autres classes. Ne sont privilégiés, comme d’ailleurs sous l’ancien régime, que les éléments bien-pensants, c’est-à-dire ceux qui, sans murmurer et même mieux, obéissent aux ordres du gouvernement ; mais ceux qui protestent, qui osent avoir une opinion personnelle, pour ceux-là il n’y a plus maintenant de place en Russie, et cela bien moins encore, infiniment moins encore que sous le régime des tsars. Sous les tsars on s’exprimait dans ce que nous appelions la langue d’Ésope, mais l’on pouvait tout de même parler sans risquer la liberté et même la vie. Quant à se taire, cela n’était défendu à personne. Maintenant il est défendu même de se taire. Si l’on veut vivre, il faut exprimer sa sympathie pour le gouvernement, il faut le couvrir de fleurs. On voit à quel résultat aboutit un tel état de choses : une énorme quantité d’hommes incapables et sans conscience, à qui il est parfaitement indifférent de louer n’importe qui et de dire n’importe quoi, est remontée à la surface de la vie politique.

Les hommes consciencieux et capables ne peuvent pas, de par leur nature même, se faire à l’esclavage. La liberté leur est nécessaire comme l’air. Les Bolchéviks ne comprennent pas cela. Voici une curieuse anecdote sur mes relations avec les Bolchéviks. Un jour, c’était l’été passé, à Kiev, le portier de notre maison me remit une grande enveloppe grise avec la suscription : "Au camarade Chestov". Je comprends que c’est une convocation à une réunion. Je décachette. C’est bien cela, on me convoque à une réunion où l’on doit discuter la question : "La dictature du prolétariat dans l’Art". Je viens au jour et à l’heure indiqués. La séance est ouverte par le journaliste R..., assez connu dans le sud de la Russie, un homme de grande taille, maigre, au visage typique d’intellectuel russe. Il parle facilement ; on voit que c’est un habitué de la parole. Dès les premiers mots, sans prononcer mon nom, il attire l’attention sur ma présence à la réunion, cherchant évidemment à m’obliger à parler. Mais je ne demande pas la parole ; j’attends. La discussion commence. Une opposition se manifeste, d’une façon très modérée bien entendu. Des écrivains, des journalistes prennent successivement la parole. Il y a même un poète connu qui participe à la discussion, laquelle roule toute entière sur le thème de l’art libre.

Ensuite, la parole est demandée par le représentant de je ne sais plus quelle organisation militaire. C’est un petit bonhomme boiteux, portant une longue barbe noire. Dès ses premières paroles il est clair que c’est un homme sans aucune instruction, infiniment plus à sa place dans une arrière-boutique que dans le domaine de l’art, un de ceux dont on dit qu’ils ne savent pas faire de différence entre une statue et un tableau. Un tel individu aurait peut-être eu besoin de venir à la réunion pour écouter, pour apprendre quelque chose. Mais avec cette assurance qui est le propre de l’ignorance et de l’incapacité, le bonhomme vient non pas pour apprendre, mais pour enseigner. Et qu’enseigne-t il ? Ceci : "D’une main de fer, dit-il, nous forcerons les écrivains, les poètes, les peintres, etc.. à donner toute leur capacité technique au service des besoins du prolétariat."

Le discours est maladroit, long, ennuyeux, mal lié, mais le thème en reste toujours le même : nous forcerons, nous contraindrons, nous arracherons cette "capacité technique" et nous nous en servirons. On lui répondit. J’avoue pour ma part comprendre difficilement la psychologie de ceux qui lui répondirent et comment, d’une façon générale, on peut donner une réponse à des déclarations aussi ignares et aussi vulgaires. Il reprit la parole avec le sourire railleur et méprisant d’un homme qui connaît sa valeur. Après lui, c’est le président. Celui-là, comme je l’ai déjà dit, est un orateur expert. Dans un long discours, bien ordonné, il déclare qu’il comprend évidemment ceux qui défendent un passé tout récent, qui avait sa beauté et son intérêt. Mais le passé était passé, enterré à jamais. L’ouragan de la grande Révolution avait balayé tout le passé. Et c’était l’orateur précédent, le boiteux à barbe noire, qui parlait si vivement sur la nécessité d’arracher d’une main de fer la technicité aux représentants de l’art, c’était celui-là qui inaugurait l’avenir.
"Moi-même, dit le président, j’étais il n’y a pas bien longtemps un admirateur du Ve siècle et de la culture hellénique. Aujourd’hui j’ai compris que j’étais dans l’erreur. L’ouragan de la Révolution a balayé les vieux idéaux." Et il termina d’une façon fort inattendue pour moi : "J’étais aussi un lecteur et (là une série de termes très flatteurs pour moi que j’omets) des œuvres de Chestov (il me nomme), mais là encore l’ouragan, etc... etc..."

Je n’étais pas disposé à prendre la parole, mais une fois mon nom prononcé, impossible de me taire. Je ne dis que quelques mots : "Il est évident, dis-je, que bien qu’on parle ici de la dictature du prolétariat, ce qu’on cherche à établir, dans ce domaine comme dans d’autres, n’est qu’une dictature sur le prolétariat. On ne demande même pas aux prolétaires ce qu’ils veulent. On leur ordonne simplement de se servir de je ne sais quelle 'technicité' qu’on prétend pouvoir arracher aux artistes. Mais s’il est vrai que le prolétariat se soit émancipé, il ne vous obéira pas et ne courra pas du tout après la technicité. Il voudra, aussi bien que vous-mêmes, jouir de l’inappréciable trésor des grands créateurs dans le domaine de l’art, de la science, de la philosophie et de la religion. L’ouragan dont on a parlé ici a peut-être balayé et enterré sous le sable bien des choses, peut-être même aussi le Ve siècle de la culture hellénique ; mais il y a eu dans l’histoire d’autres ouragans qui ont balayé et enterré sous le sable ce même Ve siècle et même d’une façon plus complète. Et puis après, sont venus des hommes qui ont fouillé ce sable et y ont cherché les moindres traces de l’art hellénique conservées sous les ruines."

Ceci dit, je partis, sachant parfaitement bien qu’à l’heure actuelle, en Russie, ceux qui nous avaient convoqués pour discuter sur le sujet de la dictature du prolétariat dans l’Art n’avaient pas besoin de telles paroles. Mais, à cette réunion aussi bien qu’à d’autres analogues, de même qu’à la lecture des publications soviétistes, il s’est confirmé pour moi, avec une incontestable évidence, ce qui m’était d’ailleurs certain depuis le 7 novembre 1917, c’est-à-dire depuis le moment du coup d’État bolchéviste : à savoir que le bolchévisme est un mouvement profondément réactionnaire. Les Bolchéviks, comme nos vieux Krépostniki (partisans du servage), font le rêve de s’emparer de la technique européenne, mais libérée de tout contenu d’idées. Le contenu d’idées, nos tchninovniks tsaristes et bolchévistes en ont à revendre. "Nous ne manquons que de technique et cela nous en acquerrons par la force. Les peintres, les poètes et les savants, après avoir connu les affres de la faim, se mettront à créer selon notre bon plaisir. Nos idées et leur talent, — voilà le rêve !"

Il est difficile de concevoir quelque chose de plus absurde. Mais c’est de cette façon que les choses se sont passées dans la Russie des XVIIIe et XIXe siècles, et c’est de cette façon que les choses se passent maintenant. Des gens sans instruction, incapables et obtus, ont amassé des nuages sur le gouvernement bolchéviste et transforment déjà en caricature ce qu’ils avaient de meilleur et de plus digne. Des bouches retentissantes des bas-fonds hurlant sur tous les carrefours des paroles absurdes et vulgaires, et les Bolchéviks idéologues aux yeux bleu clair s’étonnent de ce qui arrive et s’en affligent et se demandent comment il se fait que tout ce qu’il y avait en Russie de gens sans vergogne, tout ce qu’il y avait de plus vil et de plus grossier se soit rangé de leur côté et pourquoi ils ont avec eux si peu d’hommes de valeur.

C’est le même étonnement que manifestait Nicolas Ier en voyant jouer "Le Revizor" de Gogol. Mais Nicolas Ier, dit-on, se rendait tout de même compte de ses fautes. Il aurait dit, le spectacle terminé : "Pour une comédie, c’est une bonne comédie. Tout le monde a pris quelque chose et moi plus que tout le monde."

On raconte, il est vrai, que Lénine, lui aussi, aurait publiquement déclaré que les Bolchéviks avaient fait une "révolution de salauds". Mais est-ce exact ? A-t-il vraiment prononcé de telles paroles ? Je n’ai pu le vérifier. En tous cas "se non è vero è bentrovato" ("si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé") : toute l’activité de la bureaucratie bolchéviste porte l’empreinte de la vulgarité servile. »

Léon Chestov, Qu'est-ce que le bolchévisme ?

 

17:39 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.