Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/06/2014

La garantie sacrée du pouvoir que possédait ses vers

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Jaromil voit si rarement son père qu’il ne s’aperçoit même plus de son absence et il songe à ses poèmes dans sa chambre : pour qu’un poème soit un poème, il faut qu’il soit lu par quelqu’un d’autre ; alors seulement on a la preuve que le poème est autre chose qu’un simple journal intime chiffré et qu’il est capable de vivre d’une vie propre, indépendante de celui qui l’a écrit. Sa première idée fut de montrer ses vers au peintre, mais il y attachait trop d’importance pour prendre le risque de les soumettre à un juge aussi sévère. Il lui fallait quelqu’un que ses vers enthousiasmerait tout autant que lui-même et il comprit bien vite qui était ce premier lecteur, ce lecteur prédestiné de sa poésie ; il le vit se promener dans la maison, les yeux tristes et la voix douloureuse, comme s’il marchait à la rencontre de ses vers ; en proie à une grande émotion, il donna donc à maman plusieurs poèmes soigneusement tapés à la machine et courut se réfugier dans sa chambre pour attendre qu’elle les lise et qu’elle l’appelle.
      Elle lut et elle pleura. Elle ne savait peut-être pas pourquoi elle pleurait, mais il n’est pas difficile de le deviner ; il coulait d’elle quatre sortes de larmes :
      tout d’abord, elle fut frappée par la ressemblance qu’il y avait entre les vers de Jaromil et les poèmes que lui prêtait le peintre, et des larmes jaillirent de ses yeux, les larmes de l’amour perdu ;
      ensuite elle ressentit une tristesse indéterminée qui émanait des vers de son fils, elle se souvint que son mari était absent de la maison depuis deux jours sans lui avoir rien dit, et elle versa des larmes d’humiliation ;
      mais bientôt ce furent des larmes de consolation qui coulaient de ses yeux, car son fils qui était accouru avec tant de confiance et d’émotions pour lui montrer ses poèmes répandait un baume sur toutes ses blessures ;
      et enfin, après avoir relu plusieurs fois les poèmes, elle versa des larmes d’admiration, parce que les vers de Jaromil lui paraissaient inintelligibles et elle se dit qu’il y avait donc dans ses vers plus de choses qu’elle n’en pouvait comprendre et qu’elle était par conséquent la mère d’un enfant prodige.
      Ensuite elle l’appela, mais quand il fut devant elle, ce fut pour elle comme de se trouver devant le peintre quand il l’interrogeait sur les livres qu’il lui prêtait ; elle ne savait pas quoi lui dire au sujet de ses poèmes ; elle voyait sa tête baissée qui attendait avidement et elle ne sut que se presser contre lui et lui donner un baiser. Jaromil avait le trac et il se réjouit de pouvoir cacher sa tête sur l’épaule maternelle, et maman, quand elle sentit dans ses bras la fragilité de son corps enfantin, repoussa loin d’elle le fantôme oppressant du peintre, reprit courage et commença à parler. Mais elle ne pouvait libérer sa voix de son chevrotement et ses yeux de leur humidité et, pour Jaromil, c’était plus important que les paroles qu’elle prononçait ; ce tremblement et ce larmoiement lui apportaient la garantie sacrée du pouvoir que possédait ses vers ; de leur pouvoir réel et physique. »

Milan Kundera, La vie est ailleurs

 

16:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.