Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/07/2014

J'allais m'enfoncer dans les ténèbres de l'empirisme et m'efforcer de rendre raison des faits de société

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Le métier d’ethnologue présente en effet un curieux paradoxe. Le public le perçoit comme un passe-temps d'explorateur érudit, tandis que ses praticiens s'imaginent plutôt rangés dans la sage communauté de ceux que Bachelard appelait les travailleurs de la preuves. Notre univers familier, c'est moins les steppes, les jungles ou les déserts que la salle de cours et le combat nocturne avec la page blanche, ordalie infiniment répétée et autrement plus redoutable que n'importe quel tête-à-tête avec un hôte peu amène du bestiaire amazonien. Dans une formation vouée pour l'essentiel à la pratique ludique des humanités, rien ne prépare l'ethnologue néophyte à ces épisodes de camping inconfortable en quoi certains veulent voir la marque distinctive de sa vocation. Si une telle vocation existe, elle nait plutôt d'un sentiment insidieux d'inadéquation au monde, trop puissant pour être heureusement surmonté, mais trop faible pour conduire aux grandes révoltes. Cultivée depuis l'enfance comme un refuge, cette curiosité distante n'est pas l'apanage de l'ethnologue ; d'autres observateurs de l'homme font d'elle un usage plus spectaculaire en la fécondant par des talents qui nous font défaut : mal a l'aise dans les grandes plaines de l'imaginaire, il nous faut bien passer par cette obéissance servile au réel dont sont affranchis les poètes et les romanciers. L'observation des cultures exotiques devient alors une manière de substitut :
elle permet à l'ethnologue d'entrer dans le monde de l'utopie sans se soumettre aux caprices de l'inspiration. En canalisant dans les rets de l'explication rationnelle une volonté de puissance quelque peu vélleitaire, nous pouvons ainsi nous approprier par la pensée ces sociétés dont nous ne saurions influencer la destinée. Aucun goût de l'exploit dans tout cela ; notre univers contemplatif n'est pas celui des hommes d'action.

J'étais moi-même formé à la critique des textes et au travail réflexif, je savais établir une généalogie et identifier une nomenclature de parenté, on m'avait enseigné à mesurer un champ avec une boussole et une chaîne d'arpentage, mais rien dans ma vie antérieure ne m'avait préparé à jouer le coureur des bois. Normalien nonchalant et médiocre philosophe, j'avais trouvé dans la lecture des classiques de la sociologie une heureuse compensation au purgatoire agrégatif. J'étais du reste bien seul dans cette évasion. Voués au culte intransigeant de l'épistémologie, mes condisciples considéraient les sciences sociales comme une forme de distraction bien peu rigoureuse, déplorablement dépourvue de cette "scientificité" qu'ils traquaient dans la physique aristotélicienne ou dans les textes mathématiques de Leibniz. Mon intérêt pour l’ethnologie me valut ainsi une réputation de futilité sympathique, sanctionnée par le sobriquet anodin de "l'emplumé".

C'était pourtant un ancien de notre école qui m'avait guidé dans cette voie. Chargé pendant quelques mois d'un enseignement d'anthropologie économique, Maurice Godelier avait introduit dans nos murs l'amorce d'une légitimation des sciences sociales. Tout auréolé du prestige de son premier livre, ce jeune "caïman" montrait qu'il était possible d'entreprendre une analyse rigoureuse de l'articulation entre économie et société, jusque chez ces peuples archaïques dont les institutions sont dépourvues de la transparence fonctionnelle à quoi la dissection sociologique du monde moderne nous a accoutumés. Insatisfait par l’exégèse philosophique et la soumission exclusive au travail de la théorie pure, je décidais finalement d'abandonner mes camarades à leur ferveur métaphysique. Plutôt que de disserter sur les conditions de production de la vérité, j'allais m'enfoncer dans les ténèbres de l'empirisme et m'efforcer de rendre raison des faits de société.

A l'instigation de Maurice Godelier, j'entrepris alors un pèlerinage au Collège de France pour consulter Claude Lévi-Strauss en son sanctuaire. La morgue discrète du normalien ne m'étais d'aucun secours dans une circonstance aussi formidable : à l'idée d'aborder l'un des grands esprits du siècle, j'étais plongé dans une terreur sans précédent. M'ayant installé au plus profond d'un vaste fauteuil de cuir dont l'assise dépassait à peine le ras du sol, le fondateur de l'anthropologie structurale m'écouta avec une courtoisie impavide du haut d'une chaise de bois. Le confort du siège où j'étais enlisé ne faisait rien pour dissiper mon trac ; j'y étais comme sur un gril porté au rouge par le silence attentif de mon examinateur. De plus en plus persuadé de l'insignifiance de mes projets à mesure que je les exposais, conscient d'interrompre par mon bavardage des tâches de la plus haute importance, je conclus par quelques balbutiements cette leçon d'un genre nouveau. A ma grande surprise, l'épreuve fut couronnée de succès : tout en me prodiguant des encouragements affables, Claude Lévi-Strauss accepta d'orienter mes recherches et de diriger ma thèse. »

Philippe Descola, Les Lances du crépuscule

 

16:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.