17/07/2014
Svidrigaïloff pressa la détente
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« Un épais brouillard couvrait la ville. Svidrigaïloff cheminait dans la direction de la Petite-Néwa. Tandis qu’il marchait sur le glissant pavé de bois, il voyait en imagination l’Île Pétrowsky avec ses petits sentiers, ses gazons, ses arbres, ses taillis… Pas un piéton, pas un fiacre sur toute l’étendue de la perspective. Les petites maisons jaunes, aux volets fermés, avaient l’air sale et triste. Le froid et l’humidité commençaient à donner le frisson au promeneur matinal. De loin en loin, quand il apercevait l’enseigne d’une boutique, il la lisait machinalement.
Arrivé au bout du pavé de bois, à la hauteur de la grande maison de pierre, il vit un chien fort laid qui traversait la chaussée en serrant sa queue entre ses jambes. Un homme ivre-mort gisait au milieu du trottoir, le visage contre terre. Svidrigaïloff regarda un instant l’ivrogne et passa outre. À gauche, un beffroi s’offrit à sa vue. « Bah ! pensa-t-il, voilà une place, à quoi bon aller dans l’Île Pétrowsky ? Comme cela, la chose pourra être officiellement constatée par un témoin... » Souriant à cette nouvelle idée, il prit la rue ***.
Là se trouvait le bâtiment que surmontait le beffroi. Contre la porte était appuyé un petit homme enveloppé dans un manteau de soldat et coiffé d’un casque grec. En voyant Svidrigaïloff s’approcher, il lui jeta du coin de l’œil un regard maussade. Sa physionomie avait cette expression de tristesse hargneuse qui est la marque séculaire des visages israélites. Pendant quelque temps, tous deux s’examinèrent en silence. À la fin, il parut étrange au factionnaire qu’un individu qui n’était pas ivre s’arrêtât ainsi à trois pas de lui et le fixât sans dire un seul mot.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, toujours adossé contre la porte.
— Mais rien, mon ami, bonjour ! répondit Svidrigaïloff.
— Passez votre chemin.
— Mon ami, je vais à l’étranger.
— Comment, à l’étranger ?
— En Amérique.
— En Amérique ?
Svidrigaïloff prit le revolver dans sa poche et l’arma. Le soldat releva les sourcils.
— Dites donc, ce ne sont pas des plaisanteries à faire ici !
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce n’est pas le lieu.
— N’importe, mon ami, la place est bonne tout de même ; si l’on t’interroge, tu répondras que je suis parti pour l’Amérique.
Il appuya le canon de son revolver contre sa tempe droite.
— On ne peut pas faire cela ici, ce n’est pas le lieu ! reprit le soldat en ouvrant des yeux de plus en plus grands.
Svidrigaïloff pressa la détente... »
Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment
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