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17/07/2014

L’heure de midi pèse sur moi

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Moi, pauvre Goliard, clerc misérable errant par les bois et les routes pour mendier, au nom de Notre-Seigneur, mon pain quotidien, j’ai vu un spectacle pieux et entendu les paroles des petits enfants. Je sais que ma vie n’est point très sainte, et que j’ai cédé aux tentations sous les tilleuls du chemin. Les frères qui me donnent du vin voient bien que je suis peu accoutumé à en boire. Mais je n’appartiens pas à la secte de ceux qui mutilent. Il y a des méchants qui crèvent les yeux aux petits, et leur scient les jambes et leur lient les mains, afin de les exposer et d’implorer la pitié. Voilà pourquoi j’ai eu peur en voyant tous ces enfants. Sans doute, Notre-Seigneur les défendra. Je parle au hasard, car je suis rempli de joie. Je ris du printemps et de ce que j’ai vu. Mon esprit n’est pas très fort. J’ai reçu la tonsure de clergie à l’âge de dix ans, et j’ai oublié les paroles latines. Je suis pareil à la sauterelle : car je bondis, de-ci, de-là, et je bourdonne, et parfois j’ouvre des ailes de couleur, et ma tête menue est transparente et vide. On dit que saint Jean se nourrissait de sauterelles dans le désert. Il faudrait en manger beaucoup. Mais saint Jean n’était point un homme fait comme nous.

Je suis plein d’adoration pour saint Jean, car il était errant et prononçait des paroles sans suite. Il me semble qu’elles devraient être plus douces. Le printemps aussi est doux, cette année. Jamais il n’y a eu tant de fleurs blanches et roses. Les prairies sont fraîchement lavées. Partout le sang de Notre-Seigneur étincelle sur les haies. Notre-Seigneur Jésus est couleur de lys, mais son sang est vermeil. Pourquoi ? Je ne sais. Cela doit être en quelque parchemin. Si j’eusse été expert dans les lettres, j’aurais du parchemin, et j’écrirais dessus. Ainsi je mangerais très bien tous les soirs. J’irais dans les couvents prier pour les frères morts et j’inscrirais leurs noms sur mon rouleau. Je transporterais mon rouleau des morts d’une abbaye à l’autre. C’est une chose qui plaît à nos frères. Mais j’ignore les noms de mes frères morts. Peut-être que Notre-Seigneur ne se soucie point non plus de les savoir. Tous ces enfants m’ont paru n’avoir pas de noms. Et il est sûr que Notre-Seigneur Jésus les préfère. Ils emplissaient la route comme un essaim d’abeilles blanches. Je ne sais pas d’où ils venaient. C’étaient de tout petits pèlerins. Ils avaient des bourdons de noisetier et de bouleau. Ils avaient la croix sur l’épaule ; et toutes ces croix étaient de maintes couleurs. J’en ai vu de vertes, qui devaient être faites avec des feuilles cousues. Ce sont des enfants sauvages et ignorants. Ils errent vers je ne sais quoi. Ils ont foi en Jérusalem. Je pense que Jérusalem est loin, et Notre-Seigneur doit être plus près de nous. Ils n’arriveront pas à Jérusalem. Mais Jérusalem arrivera à eux. Comme à moi. La fin de toutes choses saintes est dans la joie. Notre-Seigneur est ici, sur cette épine rougie, et sur ma bouche, et dans ma pauvre parole. Car je pense à lui et son sépulcre est dans ma pensée. Amen. Je me coucherai ici au soleil. C’est un endroit saint. Les pieds de Notre-Seigneur ont sanctifié tous les endroits. Je dormirai. Jésus fasse dormir le soir tous ces petits enfants blancs qui portent la croix. En vérité, je le lui dis. J’ai grand sommeil. Je le lui dis, en vérité, car peut-être qu’il ne les a point vus, et il doit veiller sur les petits enfants. L’heure de midi pèse sur moi. Toutes choses sont blanches. Ainsi soit-il. Amen. »

Marcel Schwob, La Croisade des Enfants

 

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