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11/04/2015

Alain Finkielkraut : "Ma France"

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École, laïcité, identité, mais aussi Sarkozy, Le Pen, Hollande... Pour "Le Point", le philosophe Alain Finkielkraut porte le fer sur les lâchetés d'aujourd'hui.

 

 

Propos recueillis par JÉRÔME BÉGLÉ, ANNA CABANA, SÉBASTIEN LE FOL ET THOMAS MAHLER

 

« Le Point : "Nous manquons désormais d'ennemi héréditaire pour sacraliser la terre que nous habitons. Sans danger assignable, pas de patrie, pas de conscience nationale, mais un monde atomisé, une société éparpillée en une infinité d'îlots individuels", écriviez-vous dès 1980 dans "Le juif imaginaire". Pensez-vous que l'attaque contre "Charlie Hebdo" et, plus généralement, la menace djihadiste peuvent aujourd'hui revigorer cette conscience nationale ? Qu'avez-vous pensé de la réaction des Français après ces attaques ?

Alain Finkielkraut : Au fanatisme et à la haine meurtrière, les Français ont réagi par un sursaut de fierté culturelle. "Nous sommes le pays de Montaigne et de Voltaire et nous entendons le rester", tel était, par-delà les différences d'opinion et de sensibilité, le message unitaire des manifestations. Mais très vite l'unité a volé en éclats. Dès le 12 janvier, et jusqu'au sommet de l'Etat, certains défenseurs de la République se sont mués en procureurs. Selon le schéma traditionnel de la critique de la domination, les assassins sont devenus les victimes d'un apartheid ethnique, culturel et territorial. Et c'est en vain que Charb a dit : "J'ai moins peur des intégristes religieux que des laïques qui se taisent" – la laïcité doit désormais répondre du délit d'islamophobie. Nous sommes même invités, pour rétablir la cohésion sociale, à une "relaxation des exigences républicaines".

Le Point : Que reste-t-il de l'"esprit Charlie" ?

Alain Finkielkraut : Le 11 janvier, c'était l'affirmation que la France – esprit Charlie inclus – n'est pas négociable. Des voix s'élèvent depuis lors pour dire, au contraire, que la France doit être renégociée et redéfinie à partir de ce qu'elle est aujourd'hui. L'enfant d'immigrés que je suis ne se reconnaît pas dans cette exigence.

Le Point : La France est, selon vous, menacée par la crise de la transmission à l'école et par l'immigration, qui auraient entraîné une "crise du vivre-ensemble". Mais le vrai problème n'est-il pas aujourd'hui économique ?

Alain Finkielkraut : Le vrai problème, ce n'est pas l'économie : c'est l'économisme. Asservis à la raison calculante, nous ne voulons plus rien savoir de la différence ni a fortiori du choc des cultures. Certes, nous célébrons la diversité, mais elle se réduit pour nous à la table mondiale : sushis, pizzas, couscous, tacos et canard laqué. Pour le reste, nous faisons de l'arithmétique, et l'Union européenne croit pouvoir compenser par une "immigration de remplacement" la baisse de fécondité dans les pays du Vieux Continent. Les choses tournent mal, et nous persistons à croire que la crise sera résolue par l'inversion de la courbe du chômage. L'économisme est un somnambulisme. Mais gare à ceux qui veulent réveiller les somnambules. Ils peuvent bien se réclamer de Lévi-Strauss, c'est à Maurras qu'on les assimile.

Le Point : La France n'a-t-elle pas toujours été un pays d'immigration ? Quelle différence par exemple entre les immigrants musulmans d'aujourd'hui et les juifs réfugiés d'Europe orientale du début du XXe siècle, ces "Polaks" que vous avez décrits dans "Le juif imaginaire" ?

Alain Finkielkraut : La France n'a pas toujours été un pays d'immigration. Les afflux importants de population étrangère ont commencé dans le dernier tiers du XIXe siècle. Les historiens contemporains alignent le passé sur le présent en confondant volontairement les migrations intérieures (des Bretons à Paris ou des Corses sur le continent) avec l'immigration proprement dite. Ces historiens ne font plus d'histoire. Ils font, avec la mauvaise foi des bonnes intentions, de l'idéologie. Pour ce qui est des "Polaks", comme vous dites, ils sont arrivés en France remplis d'amour pour "une nation à laquelle on peut s'attacher par le coeur et par l'esprit autant que par les racines", comme l'a dit le "Litvak" Emmanuel Levinas. Et même après la guerre, alors que le destin juif avait fondu sur eux et que Vichy les avait trahis, il ne leur serait jamais venu à l'idée de s'émouvoir qu'il y ait encore des "Français de souche" ou de répudier l'assimilation de la culture française, au nom du droit à la différence. Mon père a été déporté de France, il en est resté marqué, mais j'ai eu la chance insigne de ne pas être élevé dans le ressentiment.

Le Point : Trente ans après sa création, diriez-vous que SOS Racisme a été utile ou contre-productif à la lutte contre le racisme ?

Alain Finkielkraut : Tout a été dit en 1990 par Jean Baudrillard : SOS Racisme – SOS baleines. Ambiguïté : dans un cas, c'est pour dénoncer le racisme, dans l'autre, c'est pour sauver les baleines. Et si, dans le premier cas, c'était aussi un appel subliminal à sauver le racisme ? Pourquoi sauver le racisme ? Parce qu'on aime mieux jouer à se faire peur en ranimant le bon vieil ennemi que faire face à un présent sans précédent. Il faut se méfier des traîtrises du langage. La langue de bois dit en général le contraire de ce qu'elle pense. Elle dit ce qu'elle pense en secret, par une sorte d'humour involontaire. Et le sigle SOS en fait intégralement partie, conclut Baudrillard.

Le Point : Depuis "La défaite de la pensée", vous fustigez "l'idéologie dominante" du "politiquement correct". Or ce "politiquement correct" semble aujourd'hui bien minoritaire. Qui, excepté quelques associations antiracistes et deux ou trois chanteurs, défend encore la "bien-pensance" ? Eric Zemmour a lui-même reconnu que ses idées sont devenues majoritaires dans le pays...

Alain Finkielkraut : Vous vous trompez : tout le showbiz fredonne sans répit la même rengaine bien-pensante, et votre revue des troupes oublie Le Monde, L'Obs, Télérama, Mediapart, Les Inrocks, le magazine Transfuge, ainsi que, de Laurent Mucchielli à Luc Boltanski, l'armée mexicaine des chercheurs en sciences sociales. Malgré ce grand déploiement, le politiquement correct est peut-être moins dominateur qu'il ne l'espérait. Mais ce n'est pas la domination qui le définit, c'est la dénonciation et même la criminalisation de ceux qui refusent d'invoquer, pour penser le présent, les heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire, d'utiliser à tout bout de champ l'adjectif "nauséabond" et d'entonner, une nouvelle fois, l'inusable refrain du "ventre encore fécond d'où est sortie la bête immonde". S'il faut en croire les listes noires qui sont les nouveaux marronniers de la presse antifasciste, ces réfractaires se comptent sur les doigts d'une main.

Le Point : Vous continuez à témoigner votre amitié à l'écrivain Renaud Camus, alors qu'il est devenu le théoricien du "Grand Remplacement" après avoir comptabilisé dans son Journal le nombre de "collaborateurs juifs" d'une émission sur France Culture pour en fustiger la "surreprésentation"... Comprenez-vous que cela puisse choquer ?

Alain Finkielkraut : Le politiquement correct est donc bien vivant, puisque me voici sommé de m'expliquer sur mes fréquentations. De quoi Finkielkraut est-il le nom ? "De Renaud Camus", avait déjà répondu, avec la sagacité qu'on lui connaît, Jean Birnbaum dans Le Monde des livres. Renaud Camus, première étape de la reductio ad hitlerum. Je suis sur une pente glissante, il ne tient qu'à moi de revenir en terrain plat. Eh bien, je m'y refuse. Lisez "Du sens" [de Renaud Camus], et vous verrez que l'accusation d'antisémitisme ne tient pas. Si vous voulez une description exacte et belle du monde tel qu'il va, lisez aussi, toutes affaires cessantes, "Les Inhéritiers" ou "La civilisation des prénoms", livres publiés Chez l'auteur. Mais peu importe la beauté, peu importe l'exactitude, peu importe la littérature même, Renaud Camus a, en 2012, appelé à voter Marine Le Pen. Ce crime est inexpiable et fait de lui un écrivain au-dessous du médiocre. Bien que consterné par ce choix électoral, je lui garde mon admiration et j'observe que ceux-là mêmes qui ne lui pardonnent pas de parler de "Grand Remplacement" écoutent bouche bée ces propos de Leonora Miano, Prix Femina 2013, sur un plateau de télévision : "Vous avez peur d'être culturellement minoritaires. Mais ça va se passer. Ça va se passer. Ça s'appelle une mutation. L'Europe va muter. Elle a déjà muté. Il ne faut pas avoir peur. Cette transformation est peut-être effrayante pour certains, mais ils ne seront plus là pour en voir l'aboutissement."

Le Point : N'êtes-vous pas, comme le suggérait Marc Weitzmann dans "Le Point", devenu malgré vous l'allié du Front national et d'une partie de l'extrême droite, qui s'est soudain découvert une passion pour Israël ?

Alain Finkielkraut : Je n'ai rien à voir avec le parti "y-a-qu'à-iste" et poutinien de Marine Le Pen et je combats, comme les antifascistes patentés, la haine de l'Autre et l'esprit de clocher. Mais il ne faut pas se tromper d'époque : ce sont les habitants du village global aujourd'hui qui sont fermés à la différence. Le sentiment d'appartenance et l'identité nationale ne sont pas conformes à leur manière hors-sol d'être et de communiquer, ils les rejettent donc avec horreur. L'étranger, à l'ère numérique, c'est l'autochtone. Il n'y a pas de place sur la planète virtuelle pour les culs-terreux.

Le Point : Vous avez été élu à l'Académie française au fauteuil de l'écrivain Félicien Marceau. Comment le fils de déporté que vous êtes compte-t-il faire l'éloge de cet écrivain, excellent au demeurant, mais qui a été condamné par contumace à quinze ans de travaux forcés pour avoir travaillé à la radio belge pendant les premiers mois de l'occupation allemande ?

Alain Finkielkraut : Personne ne me demande de faire l'éloge de l'attitude de Félicien Marceau pendant la guerre. Mais je ne chercherai pas non plus à être plus résistant que le général de Gaulle, qui, au vu de son dossier, lui a accordé sans hésiter la nationalité française en 1959. De toute façon, ce ne sont pas les procès qu'il intente dans le confort de l'après-coup qui témoignent du courage et de la lucidité d'un homme.

Le Point : Comment avez-vous personnellement vécu cette campagne assez mouvementée ? "C'est le FN qui entre à l'Académie", aurait déclaré un Immortel...

Alain Finkielkraut : Un autre académicien, qui ne me connaît pas, a même dit que j'étais "un être absolument immonde" dans un magazine tout excité de publier cette révélation. Mais cela n'a gâché ni ma joie ni mon étonnement de voir mon nom si difficile à prononcer faire son entrée dans cette compagnie si ancienne. Et Hélène Carrère d'Encausse m'a assuré que j'étais maintenant l'élu de tous. J'ai la naïveté de la croire.

Le Point : On sait que vous n'êtes plus de gauche car, selon vous, "la gauche a trahi sa promesse républicaine". Faut-il comprendre que vous êtes de droite ?

Alain Finkielkraut : A la différence des hommes de 1789 qui voulaient casser l'Histoire en deux et bâtir un monde intégralement neuf, les fondateurs de l'école républicaine se sont pensés comme des héritiers. Ils n'ont pas voulu rompre avec le passé, mais allier la liberté et la fidélité. Aujourd'hui, la gauche met les héritiers en garde à vue pour délit d'initié. Et, soucieuse d'en finir avec l'élitisme, elle fait disparaître le grec et le latin, c'est-à-dire les humanités, de l'enseignement secondaire. La gauche, autrement dit, a pris l'exact contrepied de Marc Bloch, qui écrivait à la veille de la Libération : "Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert, son rôle est de former des élites, sans acception d'origine ou de fortune. Du moment donc qu'il doit cesser d'être (ou de redevenir) un enseignement de classe, une sélection s'imposera."
Ce langage républicain heurte désormais le sentiment démocratique. A l'heure du combat contre les discriminations, une tout autre conception de l'ouverture prévaut, celle du baccalauréat pour tous et du présentéisme triomphant. Mais l'héritage que la gauche abandonne au nom de l'égalité, la droite s'en débarrasse au nom de l'utilité. Il y a longtemps que je ne crains plus les foudres de la gauche divine. Si j'étais de droite, je le dirais sans hésiter. Seulement voilà : mon parti n'existe pas.

Le Point : "J'ai beaucoup de considération pour Alain Finkielkraut, et je suis bien souvent d'accord avec lui", nous a récemment confié Alain Juppé. Etes-vous juppéiste ?

Alain Finkielkraut : Quand j'ai un accès d'immodestie, je me récite cette phrase du philosophe colombien Nicola Gomez Davila : "L'intellectuel n'oppose pas à l'homme d'Etat l'intégrité de l'esprit mais le radicalisme de l'inexpérience." J'évite ainsi de le prendre de haut avec les responsables politiques. Tiraillés par des impératifs contradictoires, ils doivent rendre des arbitrages difficiles. Et, comme le fossé ne cesse de se creuser entre temps médiatique et temps politique, ils suscitent inévitablement l'impatience et la frustration. Dans cette classe politique soumise de surcroît à la douche glacée du ricanement permanent, Alain Juppé se distingue par son élégance et sa hauteur de vue. Mais je crois que, sur la question du "vivre-ensemble", il succombe à l'angélisme qui est, en règle générale, le péché mignon des intellectuels. Ce n'est pas en niant ou en minimisant, comme il le fait, le phénomène de séparatisme culturel qui se développe dans notre pays qu'adviendra le règne de "l'identité heureuse".

Le Point : Nicolas Sarkozy ne serait-il pas plus proche de votre vision de l'"identité malheureuse" ?

Alain Finkielkraut : L'ancien président de la République est un pragmatique. Son problème, ce n'est pas l'angélisme, c'est la versatilité. Il voulait introduire la diversité dans la Constitution, il est maintenant partisan de l'assimilation. Il prônait une laïcité ouverte, et voici qu'il veut interdire les repas de substitution à l'école. Ces sincérités successives donnent le tournis.

Le Point : Etes-vous d'accord avec lui sur le sujet des cantines ?

Alain Finkielkraut : Maintenant que la plupart des cantines sont en self-service, il est très facile d'éviter aux enfants musulmans d'avoir à manger du porc. Ce qui doit être formellement défendu, en revanche, c'est l'introduction de repas halal ou casher dans les écoles de la République.

Le Point : François Fillon a demandé à vous rencontrer. Le courant est-il bien passé entre vous ?

Alain Finkielkraut : Je n'ai aucun titre à distribuer des bons et des mauvais points. Je dirai simplement que François Fillon me semble prendre le problème du choc des civilisations très au sérieux. Mais ce qu'il partage avec tous les leaders de la droite, c'est un très étrange tropisme poutinien, au moment même où le président russe redécouvre les charmes de l'Empire et adopte une vision complotiste de l'Histoire.

Le Point : Ce culte poutinien ne trahit-il pas une nostalgie française pour l'homme à poigne ?

Alain Finkielkraut : L'actuel président français peine à habiter sa fonction. Poutine est donc d'autant plus admiré par nos bonapartistes qu'il leur apparaît comme l'anti-Hollande.

Le Point : Ce problème d'incarnation suffit-il à expliquer l'échec de François Hollande ?

Alain Finkielkraut : Les socialistes n'étaient pas préparés à l'exercice du pouvoir. L'antisarkozysme leur a tenu lieu de programme de gouvernement. Ils paient cher aujourd'hui cette facilité inaugurale. Et puis, il y a la question de la langue.

Le Point : La langue ?

Alain Finkielkraut : Difficile d'incarner la nation quand on pratique systématiquement le redoublement du sujet. "La France, elle a des atouts." Cette syntaxe sied aux enfants, pas au chef de l'Etat.

Le Point : Vous êtes cruel ! Feriez-vous les mêmes reproches au Premier ministre, Manuel Valls ?

Alain Finkielkraut : Comme l'écrit Jean-Louis Bourlanges, en choisissant la voie d'un libéralisme tempéré pour relancer l'emploi et la croissance, Manuel Valls a pris le risque de la discorde à gauche. Puis, à la veille des élections, il a voulu refaire l'unité sous le drapeau de l'antifascisme. Mais le Front national n'est plus un parti fasciste, ni même maurrassien. C'est pour son programme explicite qu'il doit être critiqué, non pour les arrière-pensées qu'on lui suppose.

Le Point : A vos yeux, quelle est la plus grosse faute des socialistes ? Leur conversion libérale, comme le pense Régis Debray ? Ou bien leur gauchisme culturel ?

Alain Finkielkraut : Leur faute majeure, à mes yeux, c'est la politique éducative. L'antiélitisme en matière scolaire provoque des dégâts irréparables.

Le Point : Ne seriez-vous pas un indécrottable conservateur ?

Alain Finkielkraut : Ne me résignant pas à l'ordre établi, c'est-à-dire à ce que le destin de chacun soit fixé par sa naissance, je me définirai plutôt comme progressiste. Mais l'entrée fracassante dans une société post-nationale et post-littéraire constitue-t-elle un progrès ? La transformation de l'art d'enseigner en liste de recettes pour "tenir sa classe" est-elle un progrès ? La défiance généralisée est-elle un progrès ? Doit-on se réjouir de voir les Petites Poucettes du troisième millénaire délaisser la fréquentation des textes pour la pratique frénétique du texto ? La France d'après est-elle vraiment plus civilisée que la France d'avant ? On n'a pas le droit aujourd'hui de poser ces questions cruciales, car "avant", c'était avant la diversité. Toute nostalgie, dès lors, est raciste et relève des tribunaux.

Le Point : Jeune, à défaut d'éducation religieuse, vous expliquez avoir hérité de vos parents une passion pour le sionisme. "J'aimais Israël pour ses tomates dans le désert, pour les pelouses et le socialisme, pour ses kibboutz, pour ses ministres en chemisette." Comment voyez-vous l'Israël d'aujourd'hui, qui vient de réélire un Benyamin Netanyahou dont la seule promesse de campagne a été la politique sécuritaire ?

Alain Finkielkraut : Aimer Israël, ce n'est pas idolâtrer ce pays, c'est se faire du souci pour lui. Et ne soyons pas angéliques : face à toutes les formes de l'islamisme radical, les Israéliens ont raison d'être inquiets. Ils habitent une petite nation, c'est-à-dire, selon la définition de Kundera, "une nation dont l'existence est sans cesse en question". Mais l'existence de l'Etat juif est aussi menacée par la perspective d'un état binational. Voilà pourquoi il faut reprendre au plus vite les négociations avec l'Autorité palestinienne.

Le Point : Comment reprocher aux enfants de l'immigration maghrébine de brandir des drapeaux algériens après les victoires de leur pays d'origine durant la Coupe du monde de football de 2014, alors que vous-même avez ce lien particulier avec Israël ?

Alain Finkielkraut : "C'est un pauvre coeur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d'une tendresse", écrit Marc Bloch dans "L'étrange défaite". Mais, pour certains enfants de l'immigration maghrébine, les matchs de football sont l'occasion de montrer qu'ils réservent toute leur tendresse à leur pays d'origine, soit en sifflant "La Marseillaise" et l'équipe de France, soit en remplaçant le drapeau français par le drapeau algérien sur le fronton des mairies, comme à Provins par exemple, après la qualification de l'Algérie pour les huitièmes de finale de la dernière Coupe du monde.

Le Point : On vous a souvent reproché d'évoquer des lieux que vous n'avez pas visités ou des oeuvres que vous n'avez pas vues. Comment peut-on par exemple parler du conflit israélo-palestinien sans avoir visité les Territoires palestiniens ? Comment condamner les technologies numériques sans posséder d'ordinateur ou de smartphone ? Comment déplorer l'incivisme des jeunes de banlieue sans se promener dans ces périphéries urbaines ?

Alain Finkielkraut : Qui vous a dit que je ne suis jamais allé dans les Territoires palestiniens ? Il y a deux ans, sous la conduite d'un militant de Shalom Archav, j'ai traversé la Cisjordanie. J'ai vu les implantations qui surplombaient Ramallah ou Hébron. Et cela m'a renforcé dans l'idée qu'il n'y avait pas d'alternative à la solution, si risquée soit-elle, de deux Etats pour deux peuples. Vous me reprochez, en outre, de critiquer les nouvelles technologies sans rien y connaître. Mais c'est sans doute parce que je n'ai pas de portable et que je sais à peine me servir d'un ordinateur que les ravages de l'instantanéité et de la connexion perpétuelle m'apparaissent avec une clarté aussi aveuglante. Pour étudier les Dogons, il vaut mieux ne pas être dogon. J'essaie de poser le même regard ethnographique sur ceux qui incarnent, non le passé, mais l'un des avenirs de l'espèce humaine : les accros de l'écran tactile. Quant aux banlieues, on n'apprend pas que ce sont des territoires perdus de la République en s'y promenant mais en lisant, par exemple, les témoignages de ceux qui y enseignent. Avez-vous remarqué que les experts s'appuient constamment sur les enquêtes de "terrain" pour déposséder les gens de leur expérience et pour les persuader que tout se passe dans leur tête ?

Le Point :Vous déplorez que l'Europe soit entrée dans "l'âge post-identitaire". Mais cette Europe qui a aboli les frontières n'a-t-elle pas garanti une paix de plus d'un demi-siècle ?

Alain Finkielkraut : Vous inversez l'ordre des choses. Ce n'est pas l'Europe qui a garanti la paix, c'est l'immense fatigue post-hitlérienne de la guerre qui a permis la construction européenne. Je n'ai rien contre cette construction, je voudrais seulement rappeler que l'Europe est aussi une civilisation. Il nous incombe de faire l'Europe en évitant que, par la même occasion, elle ne se défasse. Et n'oublions pas l'avertissement de Raymond Aron : "Renier la nation moderne, c'est rejeter le transfert à la politique de la revendication éternelle d'égalité."

Le Point : Pourquoi parlez-vous si peu aujourd'hui de l'Europe ? Mais où est donc passé le créateur de la revue "Le Messager européen" ? L'horizon national serait-il devenu indépassable pour vous ?

Alain Finkielkraut : J'ai fondé cette revue en 1990 pour faire entendre la voix de ceux qui, vivant sous le joug russe, défendaient l'identité européenne. Moi qui ne voyais dans l'Europe qu'une bureaucratie à la fois lointaine et invasive, j'ai découvert, grâce à ces écrivains tchèques, hongrois ou polonais, que la culture, depuis l'aube des Temps modernes, était au fondement de la civilisation européenne à laquelle j'ai la chance d'appartenir. Mais, si la culture s'éclipse et qu'il ne reste que la bureaucratie, alors il faudra définir avec Kundera l'Européen comme "celui qui a la nostalgie de l'Europe".

Le Point : Vous commentez volontiers l'actualité sur les plateaux de télévision ou dans les journaux, ce qui déclenche souvent des polémiques. Vous avez nourri votre dernier essai, "L'identité malheureuse", d'articles de presse. N'y a-t-il pas un risque, pour un penseur, de se laisser gagner par l'éphémère ?

Alain Finkielkraut : J'ai l'impression que ce sont des articles de presse qui ont nourri votre lecture de "L'identité malheureuse". Car, pour penser son temps, ce livre dialogue avec Pascal, avec Hobbes, avec Hume, avec Kant, avec Péguy, avec Lévi-Strauss et avec Rabbi Haïm de Volozine. Tout en mesurant le risque de me laisser gagner par l'éphémère, je pense, avec Michel Foucault, que la tâche maintenant assignée à la philosophie est de rompre avec les analogies paresseuses et de "diagnostiquer le présent" en montrant en quoi il diffère du passé ancien ou récent.

Le Point : Votre ami Milan Kundera, dans "L'art du roman", s'en prenait aux "agélastes", c'est-à-dire ces personnes qui ne savent pas rire. Or vous-même avez l'image médiatique d'un Droopy pessimiste. Seriez-vous un agélaste ?

Alain Finkielkraut :Ne vous y trompez pas : l'esprit de sérieux fait maintenant des blagues. Les agélastes sont devenus humoristes. Ils sanctionnent par le rire tous ceux qui pensent en dehors des clous. Je me console en explorant, après Philippe Muray, l'immense territoire du risible laissé en déshérence par le gloussement unique. Ainsi cette réforme des collèges qui conduit, interdisciplinarité oblige, un professeur de français et un professeur de gymnastique à mettre leurs compétences en commun pour demander aux élèves de réaliser ensemble une vidéo sur le thème "comment persuader vos camarades de jouer au handball".

Le Point : Le mécontemporain que vous êtes ne trouve-t-il rien à sauver dans la France d'aujourd'hui ?

Alain Finkielkraut : Au contraire. A l'ère des flux, le verbe "sauver" doit impérativement prendre la place du verbe "changer" dans notre vocabulaire politique : sauver les paysages, sauver les livres, sauver la langue, sauver les vaches, les poules et les cochons, en mettant fin à l'élevage en batterie et aux gigantesques fermes-usines, bref, sauver les meubles et ce qui reste de la civilisation française.

Le Point : Etes-vous heureux ? Optimiste ? Pessimiste ?

Alain Finkielkraut : Les pessimistes croient que la catastrophe est à venir. Je ne partage pas leur optimisme. La catastrophe est en cours. A part ça, je suis très heureux. »

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SOURCE : Le Point

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