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21/08/2015

Un monde où le Bien et le Mal se combattent

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Si l’on connaît la place privilégiée que Nietzsche accorde à la musique par rapport aux autres arts, comme émanant directement de la source, de l’instinct vital, on ne s’étonnera pas des violentes critiques que le philosophe allemand proférera à l’égard de Socrate, "l’homme qui ne sait pas chanter". Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l’instinct. Il est l’homme non mystique ; Nietzsche dira "l’homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d’envisager les mythes, de les concevoir autrement que dans la pensée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l’abstraction. Plus encore, c’est l’amorce d’une rationalisation, d’une explication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue entre Phèdre et Socrate est très révélateur de l’état d’esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge : "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réellement arrivée ?". Et Socrate répond : "Mais si j’en doutais, comme les sages, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner". Socrate explique avec des arguments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d’Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument rationnel destiné à se substituer à un élément mythologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très accessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance rationnelle. On n’accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

Les mythes n’en sont pas pour autant abandonnés : ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre. Il est temps ici de reprendre le mythe d’Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet exposé, dans toute la force et la puissance ambiguës d’un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhumaine, ses débauches et ses passions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes, en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d’évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les travaux seront des épreuves d’utilité publique ; il devient un bienfaiteur de l’humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l’acceptation volontaire des souffrances qui jalonnent sa vie : il accepte librement le sacrifice ; il se dévoue pour l’humanité. Son nom est invoqué dans les situations difficiles (on l’appelle "Alexikakos", le détourneur de maux) et il devient le "héros" par excellence. Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la même épuration qu’en Grèce. Cet Hercule idéalisé n’aura pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d’un autre demi-dieu, purificateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ.

La rationalisation est le prélude de la moralisation.

Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l’idéalisation, l’abstraction. En s’éloignant du monde, les divinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous apparaît comme l’inévitable corollaire de l’absolu. Platon va rejeter le côté humain et refuser ce qu’il appellera "des mensonges de poètes", et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l’Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l’imitation autant qu’à l’ennui. En invoquant le monde des idées, Platon a ouvert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent : le mal est le monde de l’instinct, de l’irrationnel, symbolisé chez Platon par le cheval noir ; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc ; les 2 chevaux sont conduits par le cocher : la raison. Ce char symbolise l’âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses 2 composantes. L’instinct dès lors ne cessera d’être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible ; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d’être moins naïfs, sur l’autel de ce que Heidegger appelle avec bonheur "la pensée calculante". »

Hughes Labrusse, Analyses & Réflexions sur Borgès

 

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Commentaires

Si l'on me permet de corriger un détail qui a son importance : le Socrate de Platon (dans le Phèdre, donc), ne démythologise pas le moins du monde. Phèdre ne croit pas aux dieux de la cité, et Socrate lui répond que les explications des "sages", naturalistes, n'ont rien d'original, et qu'elles sont incomplètes. Autrement dit, Socrate refuse de ne pas croire aux mythes de la cité au nom de la raison naturaliste (et calculatrice au fond) des "sages", dont Phèdre apparaît être un disciple servile. A ce stade là, la question de savoir si Socrate croit dans les mythes pour de bon, ou non reste entière.
Un peu plus loin, le sujet revient sur le tapis, et Socrate affirme en substance qu'il ne se pose pas ces questions parce que trop occupé par la question delphique. Autrement dit, il semble que pour lui, les questions religieuses "pures" (les mythes qui ont cours dans la cité), sont évincées par la question de la destinée humaine, à laquelle entend répondre la philosophie. Soit : la vie philosophique est la véritable vie religieuse.
Ce point de vue est loin de réduire à néant la mythologie : on sait trop bien que le Socrate de Platon y recourt (dans le Phèdre justement, en particulier, une fois Phèdre suffisamment préparé). La mythologie est transformée par la philosophie : elle devient la véritable mythologie, par opposition à la mythologie simplement opinative ; une image de la vérité philosophique, à destination de ceux qui ne sont pas capables de la vie philosophique elle-même. Cette "rationalisation" de la mythologie, ne peut cependant toujours pas être comparée à celle des "sages" incriminés par Socrate, parce que la "raison" dont se prévaut Socrate n'est pas celle des "sages" : c'est la raison humaine, aussi "humaine" que raisonnable, et jamais froidement technicienne.
Il n'y a pas plus mystique que le Phèdre parmi les écrits de Platon, dont le leitmotiv de la première partie (obvie) serait "l'amour hait le calcul". La raison technicienne, ou calculatrice, élimine bruyamment les dieux pour des questions d'intérêt individuel (Phèdre), alors que la "raison humaine" aime silencieusement ce qu'elle ne peut pas "saisir directement". Ainsi, intellectualité, amour, destinée humaine sont dévoilées par Socrate comme un seul chemin, le seul digne de l'homme, dont les dieux et la mythologie ne peuvent être totalement écartés.

Écrit par : La voix | 22/08/2015

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