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26/08/2015

J’aurais donné cher pour éprouver une parcelle de l’orgueil des veilleurs solitaires

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Rentrant à l’hôtel, je déclarai à Odile :
– J’ai découvert le drame de l’Espagne.
– Ah ! oui, fit-elle en riant. Puis, plus grave : c’est la misère, bien sûr, la misère des hommes et des chiens.
– C’est aussi que la nuit n’existe pas.
– En Espagne ! Es-tu fou ? Voilà au contraire un pays à tes mesures : sur la Castellana, durant toute l’année, on se croirait en plein jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
– Justement.

Elle passa sous la douche. Je renonçai à lui expliquer combien sur la Castellana, ou dans ces tranchées étincelantes que la population la plus quotidienne, renaissant aux étoiles, sillonnait sans fin, j’aurais donné cher pour éprouver une parcelle de l’orgueil des veilleurs solitaires dans les villes endormies et l’humeur complice d’une ronde de nuit. De même que l’érotisme est absent des plages où tout le monde est nu, le noctambulisme avait les jambes coupées sur ces promenades où l’on pouvait croiser, au-delà de minuit, des nourrissons vêtus comme des infantes.
Un liftier salace m’ayant promis chez Chicote, sur la Gran Via, de pittoresques conciles de putains, je n’avais vu que des duègnes, enrobées de voiles taillées dans des moustiquaires, occupées à hennir devant un chocolat de onze heures et une centaine de notaires présumés reconnaissables à leur complets noirs, qui se donnaient des bourrades sur l’épaule en pensant à autre chose. Les filles, elles, quand s’allumaient les feux du crépuscule, se retranchaient par discrétion de ces soirées qui tournaient sans heurts au réveillon de famille.
Ici, j’étais frustré d’une certaine émotion qui s’attache à la nuit, et qui ne tient peut-être que dans une recherche de la face cachée de la vie.

En désespoir de cause, je m’essayai à mener l’existence extravagante d’un diurnambule, adoptant un décalage horaire qui m’écartât des parcours concertés. Levé à sept heures du matin, quand les autres se couchaient, je me couchais à neuf heures du soir quand la ville s’éveillait. L’après-midi, sitôt qu’Odile s’allongeait pour la sieste (car je récusais désormais les excursions à travers la Castille), je m’évadais par des rues livrées à une solitude éblouissante, persuadé que ce décor dépouillé du conformisme nocturne devait libérer un visage secret de la clandestinité du soleil au zénith. La marée basse allait agir comme un révélateur sur ces plages brûlées. J’espérais voir surgir le fantastique dans les tavernes englouties plutôt que dans les palais.
Mes rapines furent maigres. Sous la clarté naturelle, les volets fermés qui recouvrent tant de romans dans les ténèbres me parurent maussades, comme une fin de non-recevoir, et les ombres portées d’une qualité plus vulgaire que celles produites par les réverbères. Aucune ne cherchait à en rejoindre une autre jusqu’à se confondre, ainsi qu’il arrive au clair de lune. Elles ne jouaient qu’un rôle accessoire que le théâtre des murs et des trottoirs, écrasées par la réalité des personnages sans mystère qui les avaient créées et qui semblaient n’avoir d’autre idée en tête que de se fuir. Tout cela n’était guère propice à susciter un univers en marge. Je soulevais beaucoup de poussière pour rien.
Finalement, je passais mon temps dans les boîtes de jour, d’une banalité fastidieuse. L’image d’un café pour hommes seuls, où des messieurs à moustaches courtes, chauves et mamelus, qui ressemblaient tous au général Franco, ruminaient en vitrine devant un verre d’eau glacée, couronna mes explorations. »

Antoine Blondin, Monsieur Jadis ou L’Ecole du Soir

 

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