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15/03/2016

Un objet de croyance

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« En son "Dom Juan", Molière dit tout déjà de l’impossibilité de vaincre la crédulité. Sommé par Sganarelle de lui révéler ce en quoi il croit, Dom Juan finit par laˆcher cette réponse : "Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit." Et le valet, dépité, de rétorquer : "La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ?" S’il se sentait d’humeur à disputer avec Sganarelle, Dom juan lui ferait remarquer que, bien sûr, les énoncés arithmétiques ne sauraient être objets de croyance mais uniquement de connaissance : qu’ils s’imposent, si l’on maîtrise le calcul, comme des évidences objectives.

Que l’on croit ou non en Dieu, rien ni personne ne pourra faire que deux plus deux n’égalent quatre, ni que quatre plus quatre n’égalent huit – à commencer par Dieu lui-même dont le pouvoir se heurte aux limites du langage des mathématiques. Que croire et savoir renvoient à deux formes de pensée distinctes, Sganarelle, bien sûr, le conçoit bien. Sauf que cela le désole. Si Sganarelle fulmine contre l’impiété tranquille de son maître, c’est parce que la pensée dont ce dernier se contente, qui consiste à se conformer à la plate réalité et à la précision des chiffres, présente le défaut de contrarier le rêve vague d’une autre réalité qui, elle, se conformerait au désir de Sganarelle. En retour, si Dom Juan n’essaie même pas de dissuader son serviteur de gober toutes les croyances en vogue du moment, c’est parce qu’il voit bien le peu de crédit que l’intéressé lui-même, malgré sa ferveur, leur accorde. Sceptique, Dom Juan (ou Molière) tient pour lui que nul savoir ne parvient jamais à détruire la superstition – au contraire de certains savants qui se figurent que le croyant dispose d’un esprit semblable au leur, animé des mêmes mobiles de connaissance, mais dont, simplement, la curiosité et le bon sens font fausse route vers l’imaginaire et à qui il suffirait d’indiquer une méthode pour lui faire voir son erreur et rectifier son errance. Louable intention, sans doute – allant dans le sens de l’éthique de Descartes et des Lumières. L’ennui est que, à supposer que le croyant soit prêt à apprendre des savants, ceux-ci échoueraient dans leur mission pédagogique. Car l’imperméabilité du croyant au savoir ne procède pas tant d’un refus d’exercer sa raison ou son esprit critique, que du malheur de savoir déjà qu’il ne croit en rien et, pire encore, que rien n’est crédible – raison pourquoi, d’ailleurs, Sganarelle exige de Dom Juan qu’il lui fournisse, lui qui est savant, ou qu’il imagine tel, un objet de croyance, mais, cette fois, solide et fiable.

C’est un fait banal, bien que rarement relevé, que le croyant ne s’attache jamais longtemps à tel ou tel objet déclaré de croyance. Et pour cause, puisqu’il est le premier confronté à l’évidence que le quelque chose en quoi il prétend croire ne peut être ni pensé avec précision ni, donc, connu, et que seul le verbe – le mythe, l’incantation, le discours philosophique, la formule ésotérique, etc. – a vocation à le faire exister par les sortilèges de l’évocation et à lui conférer un air de réalité et de crédibilité. Piètre expédient, assurément, qui l’enjoint aussitôt à ne rien vouloir savoir de son incroyance, à l’instar de ces enfants convaincus que le Père Noël n’est qu’une fable mais qui n’osent se l’avouer franchement de peur de ne plus recevoir de cadeaux. Il en va de même pour la croyance en l’éthique.»

Frédéric Schiffter, Le bluff éthique

 

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