14/02/2019
Gilets jaunes : c'est l'État-providence, non le libéralisme, qui est en cause
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
TRIBUNE - L'État, en devenant une nouvelle Providence, a tout étouffé autour de lui et s'est chargé d'un fardeau qu'il ne peut assumer. Paradoxalement, la fronde des "gilets jaunes" le vérifie, argumente l'essayiste libéral Erwan Le Noan.
Pour répondre à la crise sociale que nous vivons depuis plus de cinq semaines, encore faut-il poser le bon diagnostic et saisir l'ampleur de la faillite. Celle-ci est le résultat de la déliquescence de l'État-providence, qui avait émergé dès la fin du XIXe siècle. C'est luiqu'il faut réinventer.
L'économiste Karl Polanyi (1886-1964) considérait que l'histoire moderne était marquée par la distinction progressive de la sphère économique. Cette "grande transformation" a émergé dès le Moyen Âge, en lien consubstantiel avecl'affirmation progressive de l'État de droit et de la démocratie. L'émancipation des marchands a fait émerger les institutions qui, favorisant la confiance entre inconnus, ont permis la pleine expansion du commerce. Le développement des contrats a fait croître le besoin de droit et de juges, les échanges lointains le besoin d'information et de presse, les nécessités financières les exigences comptables et les organisations bancaires. Progressivement, la "dynamique du capitalisme" que décrivait Braudel s'est étendue. Nous avons pu nous enrichir, nous instruire, nous soigner.
Cette dynamique s'est déployée sous trois aspects : économique, social et politique. La Révolution industrielle a accéléré le mouvement économique, dans une croissances chumpétérienne où l'innovation chasse ce qui l'a précédée. Chaque surgissement technologique est venu bouleverser les modes de production. La nouveauté a déstabilisé les relations de travail. Le chemin de fer a favorisé la structure pyramidale et décentralisée des entreprises, tout en créant le prolétariat. L'électricité a permis l'autonomisation de chaque machine, tout en générant le travail à la chaîne.
Les chocs économiques actuels ne sont que l'écho de cette dynamique : ouvrant des possibilitéslarges d'externalisation dans d'autres pays ou vers l'univers numérique, ils restructurentles fonctions de l'entreprise. Ils modifient la conception de l'emploi (plus souple,indépendant, moins hiérarchique). Cette course alimente aussi une demande de sens de l'engagement salarié.
La puissance déstabilisante de ces transformations a alimenté une demande du peuple souverain : réaffirmer qu'en démocratie son pouvoir est décisif et ultime. La constitution des géants industriels du XIXe siècle aux États-Unis, dans le rail ou le pétrole par exemple, a inquiété et produit le droit de la concurrence dans ce pays puis dans tout le monde occidental. Ce mouvement n'est pas sans faire écho aux craintes contemporaines relatives au succès des "géants" du numérique et les projets de réglementations qu'elles suscitent. Chacune de ces révolutions a fait naître des revendications politiques. À la findu XIXe siècle, le socialisme a ainsi traduit l'aspiration des classes laborieuses à une protection face à la déstabilisation permanente.
Ainsi est né l'État-providence. Face aux risques d'un nouveau monde en changement, il a développé un système de régulation capable de garantir la confiance des citoyens et un régime d'assurances qui s'est affirmé avec force après la Seconde Guerre mondiale. Il s'est substitué aux institutions de solidarités traditionnelles et aux corps intermédiaires : l'État est un Salut monopolistique, qui évince les organisations concurrentes.
Ne cessant de se déployer, porté par une élite technocratique qu'il a captée pour dérouler des plans savants prétendant maîtriser les aléas de l'existence, il a institué une relation verticale entre les citoyens et lui-même. La puissance publique a ainsi tué le sens des responsabilités : quand tout est organisé pour son bien, le citoyen se retrouve dans une attente passive.
Cet équilibre s'est effondré à partir de la fin du XXe siècle. Deux bouleversements technologiques majeurs ont métamorphosé nos économies : la mondialisation, favorisée par la disparition de l'oppresseur communiste, et la digitalisation, induite par l'innovation numérique. La conjonction de ces phénomènes a été d'une ampleur radicale.
Or l'État-providence, lui, n'a pas changé. Confronté à une mutation de son environnement, il a conservé les mêmes règles de fonctionnement. Pour faire accepter des transformations qu'il ne maîtrisait plus - parce qu'il ne les comprenait pas -, il a accru en vain les dépenses publiques et les impôts afin de les compenser. Espérant rendre la situation plus acceptable, il n'a contenu les inégalités qu'au prix d'une stagnation sociale qui obstrue les perspectives d'avenir : en France, les pauvres ne le sont pas trop, mais ils le restent. Faute de réforme, les finances publiques ont filé dans une danse folle au bord du précipice.
Cet écroulement, accéléré par le déclin organisé des corps intermédiaires, laisse les citoyens seuls face à eux-mêmes et leurs angoisses. Il laisse également un immense vide politique et conceptuel. Le mouvement des "gilets jaunes" n'est ainsi pas révélateur d'une prétendue crise du libéralisme : il est le fruit de l'agonie de l'État-providence, qui se matérialise par la déliquescence des services publics et illustre l'incapacité des élites à proposer des perspectives susceptibles de donner du sens à l'exigence de changement comme de l'accompagner efficacement. La France doit donc réinventer son État, à travers ses deux fonctions modernes principales : assurer la cohésion populaire et maîtriser les risques.
Ce renouvellement ne peut naître que d'une libération de la société. Celle-ci frémit déjà : dynamisme de l'entrepreneuriat, fleurissement des associations, prise en charge de la transformation environnementale s'inventent tous les jours en son sein. L'intervention des acteurs privés renouvelle déjà les services publics, en valorisant la qualité de la prestation, en réinventant le service aux citoyens.
Le défi du XXIe siècle est là. La question pourrait structurer les clivages politiques pour les décennies à venir. Déjà, la Silicon Valley dessine imperceptiblement ses pistes, et les régimes autoritaires les leurs.
L'enjeu est immense : accompagner et gérer le changement, ou le laisser se réaliser dans le chaos. Partout dans le monde occidental, les populistes proposent une voie défensive, plus ou moins ordonnée ; mais c'est une impasse. Si le président Macron est sincère dans sa volonté de 'bâtir le socle de notre nouveau contrat pour la nation', la France a peut-être l'opportunité d'en proposer une version alternative. L'enjeu de la mutation en cours est d'organiser le retrait progressif mais franc de la puissance publique, afin que la société puisse s'exprimer, se déployer et redonner des perspectives positives aux citoyens.
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Erwan Le Noan, consultant en stratégie. Membre du conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (think-tank libéral). Maître de conférences à Sciences Po et auteur de La France des opportunités (Les Belles Lettres, 2017). Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 31/12/2018.
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