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18/02/2019

Matzneff - Les intellos et leurs généreuses illusions

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=

 

 

CHRONIQUE. « Je n'ai converti personne, éclairé personne. » L'écrivain ne se fait plus d'illusions sur l'utilité de l'engagement politique des intellectuels.
Par Gabriel Matzneff

De même que le désir d'avoir bonne conscience nous pousse à nous convaincre que nos mauvaises actions ne sont pas si coupables que ça, de même nous sommes maîtres dans l'art de nous persuader, tant nous les croyons justes, que les idées qui nous sont chères sont partagées par un très grand nombre de nos compatriotes. Nos généreuses illusions sont tenaces, elles nous collent à l'âme comme la tunique de Déjanire à la peau d'Hercule. J'en donnerai ici deux illustrations.

La première est la spectaculaire naïveté des hommes politiques de droite et de gauche qui, ces derniers jours, font de belles phrases sur l'amour que le peuple français porte à Simone Veil, sur l'immense popularité dont celle-ci a joui de son vivant, dont elle jouit depuis sa mort. Je ne crois ni à cette popularité ni à cet amour. Que nous soyons tous écœurés, indignés par la bassesse, l'infamie des profanations néonazies dont les portraits de Simone Weil ont été souillés, cela va de soi ; mais que le peuple français nourrisse pour cette femme courageuse un amour vif et serait transporté de joie si celle-ci devait servir de modèle à une prochaine Marianne, je ne le crois pas.

C'est sans doute regrettable, mais c'est ainsi. Les personnages officiels, blanc-bleu, admirés et honorés par la bourgeoisie bon chic bon genre, suscitent rarement la ferveur. On les respecte, on les honore, mais la ferveur, elle, est le privilège des irréguliers, des scandaleux, des maudits. Si le Bon Dieu existe, il aura illico accueilli Simone Veil dans son paradis, j'en suis certain, mais le charmeur, l'enchanteur, le tentateur, ce n'est pas Dieu, c'est le Diable. Les Français de sept à soixante-dix-sept ans furent jadis enchantés d'avoir une Marianne qui avait la bouille de Brigitte Bardot ; Simone Veil, franchement, cela ne leur fera ni chaud ni froid.

J'avais l'ingénuité de croire que mon témoignage était utile, fécond

Autre illustration de mon propos. Dès l'âge le plus tendre, élevé comme tous les enfants d'émigrés russes dans le culte de l'amitié franco-russe, j'ai cru dur comme fer aux liens particuliers qui unissaient mon pays et celui de mes ancêtres. Jusqu'à une date récente, je rompais des lances passionnées en faveur de l'alliance entre la Russie et la France, l'Europe orientale et l'Europe occidentale, si indispensable à l'équilibre européen ; j'exaltais les trésors esthétiques, théologiques, spirituels dont, par sa lumineuse présence, l'Église orthodoxe enrichit le patrimoine religieux de la France. Je le faisais dans mon travail d'écrivain, dans ma vie de laïc militant (la création du Comité de coordination de la jeunesse orthodoxe, celle de l'émission Orthodoxie à la télévision), et j'avais l'ingénuité de croire que mon témoignage était utile, fécond.

Aujourd'hui, mes illusions se sont dissipées. Je n'ai converti personne, éclairé personne. Qu'ils soient de droite ou de gauche les intellos et les politiciens français demeurent étrangers à l'univers et à la sensibilité slavophiles ; ils n'aiment pas la Russie, ils lui sont déterminément hostiles, et leur obstiné aveuglement (si j'étais méchant j'écrirais « leur mauvaise foi », mais je ne crois pas qu'il s'agisse toujours de mauvaise foi, j'ai au moins deux proches amis qui refusent sincèrement d'admettre que la Russie de Poutine est un paradis de liberté comparée à l'Union soviétique totalitaire de Brejnev) me persuade que – c'est le mot de Bolivar sur son lit de mort – j'ai labouré la mer.

Du point de vue de l'art, cela est certes sans importance : si une page est belle, c'est l'essentiel ; mais du point de vue de l'engagement politique et métaphysique, c'est décourageant. Être irrémédiablement la Vox clamantis in deserto évoquée dans l'Ancien Testament par le prophète Isaïe, quelle barbe ! Mieux vaut revisser le capuchon de notre stylo et aller au cinéma, soit pour revoir un vieux et génial Lubitsch soit pour découvrir la nouvelle comédie de Fabien Onteniente. Bref, se réciter à mi-voix le « Suave mari magno » de Lucrèce. Au vestiaire, notre absurde envie de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit !

 

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SOURCE : Le Point

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