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13/03/2020

Marchands de vessies

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« — J'aurais bien voulu être communiste, c'est le regret de ma vie.
— Qu'est-ce qui vous en a empêché ? demanda Horace avec une curiosité inattendue.
— Je vous l'ai dit : c'est un parti de pleureurs de choc. Des larmes, des plaintes, des pétitions... La mauvaise foi la plus criarde et la plus insolente. J'aurais voulu adhérer à un parti révolutionnaire, âpre, idéal, violent et avouant sa violence. Un moment, j'ai cru que c'était possible...
Là Georges jouait, il n'y avait jamais cru, mais l'attitude d'Horace l'invitait à pousser les choses à fond, et, y réfléchissant plus tard, il se demanda si ce qui devait être un paradoxe pour bousculer Horace dans ses retranchements n'était pas, au fond, une vérité cachée en lui-même, depuis des années, et soudain mise en lumière parce que, ce soir-là, il devenait un homme libre de sa parole et de ses gestes.
— Quand ?
— Après Budapest, en novembre 1956.
—Vous vous moquez, dit Horace. C'est le moment où les communistes de bonne foi ont protesté, symboliquement il est vrai, contre la politique du Parti. Si Eden et Mollet ne s'étaient pas concertés comme deux imbéciles pour attaquer l'Égypte et prendre Suez quelques jours après, fournissant un excellent dérivatif à l'attention générale, l'U.R.S.S. aurait durement souffert dans ses partis étrangers.
— Je ne suis pas de votre avis. La révolution en marche montrait enfin son vrai visage. Elle écrasait la Hongrie qui s'engageait dans la voie d'un autre progrès que le sien. Les chars soviétiques réglaient la question en une nuit. Une nuit, vous entendez, une nuit... pour liquider le sursaut de tout un peuple, écraser une révolution qui risquait de faire tache d'huile et d'effriter la ceinture de satellites que s'était tressée un empire. Au moment du danger, le masque tombait : l'U.R.S.S. se montrait enfin dans la gloire d'une puissance invincible. Le temps de la mauvaise foi, des jérémiades était passé. La révolution retrouvait son vrai visage, celui du léninisme pur et dur qui est forcément cynique. J'ai cru que nous pourrions être communistes, que les communistes revendiqueraient enfin leurs crimes comme des sacrifices à l'idéal de la révolution mondiale, qu'ils avoueraient le génocide de la nation cosaque, le génocide des Musulmans du Caucase, qu'ils cesseraient de finasser ignoblement sur Katyn en abattant les cartes sur la table : nous avons massacré 12 000 officiers polonais près de Smolensk parce que ces 12 000 hommes étaient l'élite de la nation et auraient empêché un jour ou l'autre la soviétisation de la Pologne, fin suprême comme l'a avoué lui-même le fils de Staline Jacob Djougachvili. Ils l'auraient crié sur les toits, que je me joignais à eux. Mais aussitôt après, ils sont retombés dans leurs errements : à Budapest, ils avaient maté une contre-révolution réactionnaire et fasciste, Nagy était au service des États-Unis et ils ont crié plus fort que tout le monde : paix en Algérie !..., comment voulez-vous vous entendre avec de pareils marchands de vessies ? Il n'y aura pas de révolution mondiale, Horace, il n'y aura que des cocus ! »

Michel Déon, Les poneys sauvages

 

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