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19/06/2020

Quand les archives de l'INA nous rappellent l'effondrement de la langue française

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=

 



 

Par Antoine Desjardins
Professeur de Lettres, membre du collectif "Sauver les lettres", co-auteur de "Sauver les lettres - Des professeurs accusent" (Textuel).

Antoine Desjardins déplore la dégradation du niveau de langage, facilement constatable à partir des vidéos de l'INA des années 1960.

 

Nous vivons l'époque du "je like ou je nique" explique Michel Onfray dans la première livraison de Front populaire. Il évoque un cerveau reptilien qui tient lieu désormais de cortex où les émotions primitives (on sait depuis peu, grâce à M. Castaner, que "l'émotion mondiale dépasse les règles juridiques") et l'instinct ont remplacé la capacité à réfléchir, à analyser, à argumenter. Le pathos remplace le logos. Mais ne serait-il pas question ici de langage articulé ? De capacité à mette en mots des émotions ? Ne serait-il pas question aussi de vocabulaire et de syntaxe ? De ressources langagière. Il fut des temps barbares et gothiques, pourtant, où l'école apprenait à tous, sans exception, un français riche et même porteur de références culturelles.

Les exclus de la langue, on le sait, sont amenés à se conduire comme les exclus tout court, prêts à s'engager dans le cycle de la révolte active. Le ghetto linguistique emprisonne ses victimes dans le ghetto social : ici naissent et naîtront les extrémismes, les intégrismes, les idéologies simplistes. A cerveau reptilien, réaction binaire, comme dit toujours Onfray. Un mot décrit l'incapacité à mettre des mots sur les émotions : l'alexithymie. Et c'est justement le grec qui aide à comprendre : a (privatif), lexi (λέζις, la parole, le mot) thymos (θυμός, état d’esprit, humeur). Nul doute que cette alexithymie a de beaux jours devant elle car, c'est bien de perte du logos dont il est question. L'incapacité à traduire des émotions fines et complexe, à nuancer, à s'exprimer clairement et distinctement, trouve sa solution dans le slogan mimétique ou pire, l'aboiement et la vie en meutes idéologiques.

RÉGRESSION DU LANGAGE

Je me me suis plongé dans les archives de l'INA pendant le confinement et une chose m'a frappé qui devrait faire s'interroger nos amis "progressistes" qui pensent que s'opposer à une régression c'est être conservateur et réactionnaire, et qu'on ne peut jamais dire que quelque chose de bon s'est perdu. Qu'une régression, voire un désastre, a bel et bien eu lieu : en l’occurrence ce qu'on pourrait appeler un effondrement syntaxique.

Les gens interviewés dans les années 60 et suivantes (Archives de l'INA, donc), au hasard, dans la rue, utilisaient un français beaucoup plus riche et soutenu qu'aujourd'hui, un français exempt de vulgarité, simple, mais solidement charpenté par une syntaxe correcte. Sans doute parce que l'école fonctionnait mal et n'avait pas été démocratisée. On y entend des commerçants, des ouvriers, des employés, des agriculteurs (qui ne sont pas des "clients" de journalistes, mais bien des quidams ) et on demeure frappé par la bonne maîtrise de la langue et l'abondance, souvent pittoresque, du vocabulaire. C'était avant que les pédagogues ne considérassent, à juste titre, la langue comme fasciste : un dispositif arbitraire de maintien de l'ordre social, un moyen de se distinguer et d'exclure l'autre. Un carcan à "déconstruire" (ce mot commence à donner la nausée à des gens passéistes qui n'ont rien compris aux avant-gardes) pour libérer la classe ouvrière. Heureusement, la grammaire fut mise en examen et traînée devant des juges progressistes, dès le milieu des années soixante-dix.

Désormais l’oppression a cessé presque partout et les écrivains académiques de la tradition scolaire ne viennent plus parasiter ou plomber les propos des uns et des autres pour entraver la libre expression, brider la spontanéité et la sincérité, et prescrire un soi-disant bon usage. J'ai entendu une jeune employée de boulangerie interviewée et citant, au détour d'une phrase, un propos de... Victor Hugo (un auteur blanc colonialiste soit dit au passage). Une apprentie boulangère, autant dire, le prolétariat. Rétrospectivement, j'ai un peu honte pour elle : quel genre de conditionnement cette pauvre femme a-t-elle pu subir durant une scolarité pourtant courte ?

Circonstance indéniablement aggravante, cette citation venait de façon très pertinente orner des paroles fort justes, syntaxiquement élaborées, prononcées distinctement, avec aisance et naturel, sans le moindre empêchement ! Brisée par la violence symbolique d'une école primaire réactionnaire, la jeune femme, colonisée et assujettie, singeant la voix de son maître, m'est apparue comme la victime inconsciente de normes évidemment discriminatoires qu'heureusement l'école moderne a su depuis longtemps déconstruire ! Ce monde en noir et blanc de la télévision du passé me fait horreur : il m'a fait voir en vérité dans quel Enfer de réaction nous fussions demeurés si le progrès n'avait pas continué sa marche tranquille vers toujours plus d'égalité en vue de l'extinction progressive des Lumières, matrice du paternalisme de l'homme blanc européen et du colonialisme.

Tout le monde parlerait en bon français, y compris dans nos banlieues, au grand dam de la pluralité linguistique, des cultures et de la diversité ! Si l'école était demeurée comme lieu de l’apprentissage de la maîtrise des passions-pulsions c'est à dire lieu de répression, on n'aurait pas assisté à la libération de tous. Merveilleuse libération dont on voit les effets. Comme dit Dany-Robert Dufour, le credo pédagogique fut : "Libérez-moi de tout ce qui m’aliène (les institutions, la culture, la civilisation, la langue, les signifiants, le nom du père, les savoirs, les pouvoirs, etc.) et vous allez voir ce que vous allez voir !" Et on a vu. Et on voit.

 

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Source : Marianne

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