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08/10/2020

Toutes ces âmes d’esclaves

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Le 6 janvier, un jeudi soir, la cloche du dîner le dérangea dans une lecture si intéressante qu’il la poursuivit à table d’hôte. Cela déjà parut peu convenable. En outre, chacun à l’envi commentait le grand événement : les funérailles de Gambetta… les magnificences du cortège, la perte irréparable que c’était pour la France… L’indifférence de Sturel, qui ne se détournait pas de son livre, choqua tout le monde, et madame de Coulonvaux crut devoir une réprimande maternelle à un si jeune homme :

— À votre âge, monsieur Sturel, on préfère aux questions sérieuses un roman bien amusant.

"Toutes ces âmes d’esclaves, se dit le jeune homme, se domestiquent à la mémoire de Gambetta !" Il répliqua :

— Eh ! madame, je lis un livre sublime.

Aussitôt il craignit un léger ridicule, parce que sentir avec vivacité semblait bouffon au lycée de Nancy, et, sans prendre haleine, il redoubla :

— C’est un livre dont pas une femme ne peut médire.

Il avait un tel feu dans le regard que toutes les sympathies des femmes lui furent acquises. Il baissa la voix pour expliquer à la jeune fille assise auprès de lui ce qu’était la Nouvelle Héloïse, et comme il vit que tous l’écoutaient, une délicieuse rougeur couvrit son front.

... Le menton de madame de Coulonvaux a, dès le premier jour, occupé François Sturel qui le juge puissant et voluptueux. À l’espace informe qu’il voit, chez cette dame, des cheveux aux sourcils et d’une tempe à l’autre, il comprend qu’elle pensera toujours nullement et sans ordre, mais un tel menton décèle qu’elle aimerait à jouir triomphalement de la vie… En vérité les circonstances se prêtent mal au grand pittoresque : madame de Coulonvaux, modelée, au jugement de ce bachelier, pour être Vitellius, tient une pension de famille et joue les majors de table d’hôte ! Ses instincts pervers se bornent à ceci qu’elle aime, tout de même, à voir se contracter la mince figure aux yeux fatigués de François Sturel.

Pour obtenir ce résultat qui divertit toute la table, elle n’a qu’à lui parler comme elle pense. Cette personne d’âme et de corps, est un peu massive, de celles qui nécessitent au moral l’épithète d’ "honorables" et au physique de "pectorales" ; — pectoral, cela se dit en zoologie des animaux qui ont la poitrine remarquable d’une manière quelconque, par exemple par la structure osseuse, par la coloration ; c’est par l’ampleur que vaut cette dame. Elle est honorable, parce qu’elle-même honore, sans vérification, les braves agents de police, les intègres magistrats, les éminents et les distingués académiciens, notre "incomparable" Comédie-Française, les Écoles du gouvernement, les membres de l’Université, la Légion d’honneur, toutes "les élites", et tient pour des réalités le décor social et les épithètes fixées par le protocole des honnêtes gens. Cette vision de l’univers en vaut une autre et facilite le rôle de l’administration ; elle irrite un jeune homme qui n’a pas encore perdu l’habitude des petits enfants d’exiger qu’en toutes choses on soit sincère, logique et véridique. Madame de Coulonvaux est en réalité une pauvre innocente, accablée de charges et qui ne tient pas à ce qu’elle dit, tandis que, dans cet âge où l’on croit aux idées simples, Sturel à toutes minutes prend les armes pour défendre ses opinions et se hérisse contre des mots.

— Vous reconnaissez bien, dit-elle, que Gambetta est un grand homme. On n’occupe pas d’aussi hautes situations sans une valeur exceptionnelle.

Sturel, qui penchait à accorder le premier point, soit la qualité de grand homme à Gambetta, fut indigné par l’ampleur de la seconde proposition, à savoir que tout individu appelé à des charges importantes en serait digne. Par mépris, il dédaigna de répondre.

L’administration organisée pour ce pays par Gambetta et que M. Ferry va fortifier, sans y rien modifier, dure et durera. Cette tablée de médiocres ne se trompe pas en constatant l’importance de celui qui vient de mourir : en lui la force a résidé. Seulement ils affirment au petit bonheur, et sans renseignements particuliers. Ils sont disposés à attribuer la même valeur à toute puissance de fait… Eh ! n’est-ce pas de leur part fort raisonnable ? Ils ignorent tout, hors leurs besoins individuels ; pourvu qu’ils soient à l’abri de la misère et de la souffrance, ils se désintéressent de la collectivité et du gouvernement, où d’ailleurs ils n’entendent rien ; ils sont nés pour subir. Dès lors, quand ils inclinent leurs cœurs ignorants et soumis devant un dictateur, honoré d’un enterrement national, ils sont dans la vérité et dans la logique de leur ordre. — En outre, de leur point de vue, ils distinguent en ce jeune garçon l’agaçante fatuité des adolescents inexpérimentés.

Mais pour celui qui d’un lieu supérieur serait à même de les départager, Sturel lui aussi a raison. Il n’est pas d’une espèce à accepter le fait acquis. Un tel esprit a le droit de contrôler chacun des personnages que les nécessités momentanées de la patrie ou des partis installent dans le rôle de grands hommes par le jeu naturel des forces… Son tort, c’est que par manque d’autorité, par une timidité qui a les apparences du dédain, peut-être aussi par incapacité de se formuler, il ne prononce pas les paroles qui eussent mis son âme à la portée de son auditoire.

Au reste, l’univers peut bien enterrer Gambetta ; pour ce jeune homme, ce 6 janvier, Jean-Jacques Rousseau vient de naître. »

Maurice Barrès, Les déracinés

 

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