07/11/2020
Le Quartier latin émiette
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« Le lycée de Nancy avait coupé leur lien social naturel ; l’Université ne sut pas à Paris leur créer les attaches qui eussent le mieux convenu à leurs idées innées, ou, plus exactement, aux dispositions de leur organisme. Une atmosphère faite de toutes les races et de tous les pays les baignait. Des maîtres éminents, des bibliothèques énormes leur offraient pêle-mêle toutes les affirmations, toutes les négations. Mais qui leur eût fourni en 1883 une méthode pour former, mieux que des savants, des hommes de France ?
Chacun d’eux porte en son âme un Lorrain mort jeune et désormais n’est plus qu’un individu. Ils ne se connaissent pas d’autre responsabilité qu’envers soi-même ; ils n’ont que faire de travailler pour la société française, qu’ils ignorent, ou pour des groupes auxquels ne les relie aucun intérêt. Déterminés seulement par l’énergie de leur vingtième année et par ce que Bouteiller a suscité en eux de poésie, ils vaguent dans le Quartier latin et dans ce bazar intellectuel, sans fil directeur, libres comme la bête dans les bois.
La liberté ! c’est elle qui peut les sauver. Qu’à vingt ans ils soient déracinés, cela n’est point irréparable ! Ils s’orienteront pour vivre : vigoureux comme on les voit, ils peuvent supporter une transplantation. En tant qu’hommes, animaux sociables, ils aspirent à s’enrôler. Une série de tâtonnements leur permettra de trouver la position convenable aux personnages qu’ils sont devenus en cessant d’être des Lorrains ; quelque détour de rue leur proposera leurs justes compagnons… Malheureusement, un quartier de jeunes gens ne constitue pas une cité. Il faut voir des vieillards pour comprendre qu’on mourra et que chaque jour vaut, pour mettre ainsi au point nos grandes joies, nos grands désespoirs, et pour nous dégager de ces préoccupations d’éternité où s’enlizent, par exemple, des jeunes gens amoureux. La fréquentation d’un commerçant, d’un industriel, qui ne doit rien aux livres et qui se soumet aux choses, prémunirait un étudiant contre des vues trop professorales. Enfin la joie d’être estimé s’apprend au spectacle d’une vie utile qui s’achève parmi des concitoyens qu’elle a servis.
Dans cette vie factice des écoles, des adolescents noyés parmi des adolescents ne parviennent même pas à ce faible résultat de se grouper selon leurs analogies, les semblables avec les semblables : le Quartier latin émiette. Si des jeunes gens sont d’une espèce telle que, soumis aux mêmes circonstances, ils réagissent de la même façon, il ne suit pas qu’ils puissent former une vraie société : à défaut d’une grande passion sociale, — ardeur militaire, ou politique, ou religieuse — qui ferait de la Faculté une caserne ou une église, il y faudrait le jeu d’intérêts divers et communs.
En vérité, des esprits incapables de saisir les relations des choses pourraient seuls méconnaître la malchance de cette jeunesse française, de cette élite qui, systématiquement, est alanguie, privée des conditions où elle pourrait s’épanouir en citoyens. Quels efforts cependant pour tirer parti de ce qui leur est propre ! Avec quelle énergie ces jeunes Lorrains utilisent pour se nourrir, ou pour s’empoisonner, les éléments que le milieu leur offre ! »
Maurice Barrès, Les déracinés
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