14/01/2022
Il m’a fallu abandonner les poses nietzschéennes par lesquelles j’essayais en vain de me protéger de la compassion
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« Pendant la guerre civile, j’ai visité Beyrouth avec un ami pour écrire sur le conflit qui s’y déroulait. Le trajet vers Beyrouth-Ouest était difficile mais nécessaire. Personne n’était prêt à nous accompagner à part une petite religieuse au physique maigre et nerveux du couvent de Saint-Vincent-de-Paul, dont l’ordre était présent dans tout le Moyen-Orient, souvent dans des conditions dangereuses, apportant soulagement et éducation aux musulmans comme aux chrétiens. A chaque étape de notre voyage entre des redoutes dévastées, nous avons trouvé de la souffrance : muette, impuissante, et souvent mortelle. Et les bras de l’amour enlaçaient cette souffrance.
Après une journée passée à rendre visite à des gens qui avaient tout perdu hormis la capacité miraculeuse de croire en un Dieu aimant, nous nous sommes retrouvés dans une zone dévastée de la ville où les Chaldéens se réunissent et où l’on parle encore le langage du Christ. Là se trouvait le couvent de mère Teresa où seuls les cas désespérés étaient reçus. Plus tard dans la journée, dans la sécurité relative de Beyrouth-Est, j’ai réfléchi à ce que j’avais vu avec un verre de ksara rosé posé à côté de moi sur la table, et j’ai pris quelques notes dans mon journal :
"Nous frappons à la porte ; une enfant estropiée se traine par terre depuis un recoin sombre et hurle dans notre direction comme un chien. Une religieuse allemande nous accueille. Elle est jeune, jolie, douce, sereine, contente qu’on lui parle sa langue. Elle nous conduit jusqu’à sa chambre, nous passons devant des enfants difformes, des femmes séniles qui gesticulent et des créatures à moitié humaines qui nous fixent de leurs yeux gonflés comme si nous étions de drôles d’oiseaux. Notre arrivée est empreinte d’une atmosphère d’excitation et, à un moment, l’enfant estropiée se traine vers le seuil de la chambre et glousse en nous regardant. La religieuse débarrasse son repas avec des gestes gênés : deux radis, une orange, du pain sans levain et un verre d’eau. La mère supérieure arrive, une petite Bengalie joyeuse qui parle anglais. Elle nous montre ses créatures endormies : des mongoliens, des enfants avec des déformations paralysantes, d’autres qui crient et rampent comme des animaux. Mais aucun d’eux n’est vraiment animal. En chacun une personne est soigneusement cultivée, que les bonnes religieuses ont déposée sur ce sol peu prometteur et dont elles s’occupent jusqu’à faire pousser une vie grêle et déformée, mais une vie enthousiaste.
Ici les gens ont constamment le mot 'témoin' aux lèvres. L’influence est moins grecque qu’arabe, les musulmans ayant toujours à l’esprit la shahada que leurs voisins chrétiens leur empruntent, bien que ce ne soit pas selon son sens commun. Car un témoin de la foi chrétienne ne l’est pas en l’annonçant, encore moins en tuant ses ennemis. Nous sommes témoins dans des œuvres de charité et de pardon. Rien au monde ne peut vraiment dépasser la beauté de cette idée (même lorsque je regarde le travail des sœurs à travers mes lunettes les plus nietzschéennes qui considèrent ce soin offert aux inaptes comme un gâchis d’énergie humaine et un mépris du réel intérêt de l’espèce). Même si je cherche à me protéger de la pitié, à l’exemple de Nietzsche, en débarrassant tous les restes du banquet de l’évolution, je perçois le travail des sœurs comme quelque chose de nécessaire, et la charité comme une partie de la volonté communautaire de vivre. Ces sœurs ont un projet qui domine tous les autres : allumer la flamme de l’âme humaine dans n’importe quelle chandelle qui se présente. Ce projet aussi sert les espèces, avec bien plus d’efficacité que la volonté présomptueuse de sélectionner les survivants. Et si l’œuvre de Dieu existe, c’est en cela qu’elle consiste."
Il m’a fallu abandonner les poses nietzschéennes par lesquelles j’essayais en vain de me protéger de la compassion et j’ai été confronté au mystère de la charité, le mystère que contemplait Péguy en Jeanne d’Arc, et Geoffrey Hill en Péguy. J’avais été le témoin de l’amour venu d’en haut que saint Paul a appelé agape, et il m’avait rempli d’un étonnement inconfortable. Jusqu’à ce moment, c’était l’amour immanent appelé éros qui avait dominé ma vie. On me tournait vers une nouvelle direction et le goût de ce simple rosé, lorsque je le bus dans un restaurant de Londres à mon retour, réveilla l’idée sur laquelle le témoignage chrétien se fonde : l’idée que tout est un don, soi y compris. Les sœurs de la Charité avaient un message de la plus grande simplicité : vous avez beaucoup reçu, mais avez-vous donné en retour ? Et si vous n’avez jamais rien donné, comment allez-vous réparer cela ? Des années plus tard, j’ai repris cette question et j’ai essayé de vivre autrement, même si je souffrais de la "nuit intérieure de l’âme" dont mère Teresa pâtissait aussi. Je ne rencontrais pas l’être nécessaire qu’est Dieu, et je trébuchais sur les êtres simplement contingents qui encombrent tous les chemins qui mènent à Lui. C’est précisément parce que la source de cet amour transcendant nous est cachée que nous mettons tant d’espoirs dans l’amour immanent qui trouve sa source en nous. »
Roger Scruton, Je bois donc je suis
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