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01/11/2022

L'Eternel dans l'éphémère

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« — Le soleil darde sur les sapins. De leurs branches vertes, de leur écorce qui suinte, de leurs cônes distendus par la chaleur, s'évapore la résine. Le sol même, couvert d'aiguilles mortes et surchauffées, dégage un parfum subtil. Au seuil du bois, la prairie alpestre résonne du chant des grillons et du ramage des facétieuses sauterelles. C'est la joie, la vie, l'amour. Le peuple des insectes est en liesse. L'atmosphère leur appartient. La forêt grave et vieille susurre avec les moucherons.

Où serez-vous dans six mois, papillons folâtres, scarabées cuirassés de nacre, bourdons sonores ? Enragés musiciens tourbillonnant dans un rayon de midi, où seront vos crécelles, vos sifflets, vos tambourins ?

Un champ de neige nous regarde par les lucarnes de la sapinière voisine. Il m'avertit que tout ce joyeux bruit sera couvert d'un linceul. La forêt chantera encore, mais dans la tourmente, cette fois. Le vol capricieux des flocons dansant au sifflement de la bise, remplacera celui des abeilles et des libellules.

L'AMI. — A quels sinistres pensers ton âme est-elle en proie ? Ton bonheur exige-t-il qu'il y ait des mouches, même l'hiver, et que les pa- pillons deviennent centenaires ? Leur grâce n'est-elle pas dans leur fragilité? Que deviendrait la fraîcheur des roses, si elles avaient la résistance du métal ? Et que resterait-il de la beauté des soleils couchants, s'ils devaient durer toujours ? Pour te plaire, une chose est-elle tenue d'être longue ? Que gagnerait l'éclair à durer ? Ce que gagne un cri du coeur à se répandre en un flux de paroles ; une heure de joie intense à se délayer dans un déluge de jours.

— Contre ton habitude, tu railles. Je ne te reconnais pas. Toi, représentant de ce qui demeure, sous quel jour ignoré m'apparais-tu ? La joie éphémère me désole et m'accable ; j'aspire à ce qui ne meurt pas.

L'AMI. — Ce qui demeure, c'est ce qui est. Une chose n'a pas besoin de s'éterniser pour participer de l'éternel. Il suffit qu'elle soit accomplie en elle-même. Ici le temps ne fait rien à l'affaire.

A la joie de cette fête de soleil, rien ne manque. S'il y a une ombre au tableau, elle est en toi. Ne t'attriste pas sur ce peuple éphémère : prends de lui une leçon, prête l'oreille ! Aucun son discordant : c'est la plénitude absolue. Tout est fondu en une harmonie immense, vibrante et lumineuse. Ce chant universel dit l'ivresse de vivre, la paix, la confiance. Ils ont une seule goutte de l'Océan, mais cette goutte est pure. Ne les plains pas.

— Ils ignorent leur bonheur; c'est comme s'il n'existait pas.

L'AMI. — En cela encore, détrompe-toi. L'astre connaît-il sa splendeur, l'enfant sa grâce, le ciel sa profondeur ? L'âme qui s'ignore ne jouit-elle pas d'une beauté de plus ? Pour être généreux et bon, est-il nécessaire de le savoir ? Les héros dont nous admirons le courage tranquille se trouvent-ils eux-mêmes héroïques ?

Savoir n'est pas tout. D'ailleurs que savons- nous ? Peu de chose, à coup sûr, et pas assez pour en vivre. A ceux-là, leur joie arrive par d'autres voies que le savoir. Ils vivent sur le fonds inépuisable qui alimente les créations. Ils sont à la source, comme le nourrisson au sein. S'ils se raisonnaient à ta façon, ils seraient, comme toi, au régime des citernes crevassées. Leur joie s'en irait en fumée, et leurs chants cesseraient.

— Puis-je m'empêcher de penser, de prévoir? Pour quel usage m'est offert le don de réflexion ? Ne m'as-tu pas toujours engagé à m'en servir ?

L'AMI. — A t'en servir, afin de voir plus clair, mais non pour faire la nuit en plein jour ; ta raison doit te fortifier et non t'abattre, Si elle te gâte la vie, c'est donc que tu l'appliques à des besognes qu'elle fait mal. Tu la décourages en l'attelant à l'impossible. Comment pourrait-elle t'aider à vivre, si tu l'exténues ? Tu lui demandes de te fournir l'explication de l'univers, et dans le produit de son impuissant effort, tu t'installes. Le manque d'air et d'espace t'y étouffe. Ta joie s'étiole comme une plante en cave. Le moindre cri-cri sous l'herbe en mène plus large que toi.

— Hélas I que de fois l'ai-je éprouvé avec douleur. L'inquiétude me ronge. Comment vivre tranquille dans ce monde chancelant ? Rien n'est ferme sous nos pas. Sur nos têtes tout menace ruine. La joie même nous fait peur.

L'AMI. — Pauvre enfant, que je te plains d'être ainsi torturé. Si tu savais comme la confiance est bonne, et vain le souci. Quand tu auras prévu tous les malheurs, signalé à l'horizon tous les orages, il t'en arrivera un que tu n'auras pas aperçu. Du ciel bleu, la foudre tombera sur ta tête. Cesse donc de t'agiter inutilement ! Arrête les frais ! A quoi bon cette fabrique de soucis où tu places tes meilleures ressources pour exercer une industrie malsaine ?

Ne vaux-tu pas mieux qu'une fourmi ou une luciole ? Si ceux-là, que la première gelée de nuit emporte, boivent au pur calice de la joie, te réserveras-tu la lie amassée dans je ne sais quelle coupe impure et trouble ? Comprends la leçon de divine insouciance qui sonne par cette montagne ! Hé oui ! la figure de ce monde passe ; il y a sans doute d'excellentes raisons pour cela. Ne t'épuise pas à le déplorer. Saisis dans son vol rapide la révélation de la minute qui fuit.

Cet entrain, l'unanimité de ce vibrant concert ne te dit-il donc rien ? C'est un symptôme à retenir. Il flotte à la surface, mais il vient de loin. Le fond du monde est solide, on peut bâtir dessus : voilà ce que dit l'étoile qui chemine par les cieux,et i'insecte qui chemine sous l'herbe ; voilà ce que fait bruire dans un rayon de soleil l'innombrable essaim des éphémères. —Sois un homme, comme la fleur est une fleur, l'abeille une abeille ! Vis ta vie ; fais ta route ; accomplis ton oeuvre et ne t'inquiète pas du reste ! Et toi aussi, tu connaîtras la paix, la joie, la plénitude. »

Charles Wagner, L'ami - Dialogues intérieurs

 

 

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Commentaires

Mais oui, l'Angiostrongylus cantonensis connait lui aussi
"la paix, la joie, la plénitude" :-)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Angiostrongylus_cantonensis

Écrit par : realist | 01/11/2022

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