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24/03/2024

Le Consensus qui fait la guerre contre chaque individu

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« À Cordicopolis, le Consensus qui fait la guerre contre chaque individu ne peut apparaître crédible et désirable, aux yeux de l’usager qui reçoit les coups, qu’à condition de le convaincre que cette guerre lui est livrée pour son bien. D’où la campagne perpétuelle d’intoxication sucre d’orge, île Mystérieuse, manège de chevaux de bois, parc attractif avec hominiens en plastique. Carrousel des merveilles et jamborees. Notre « village planétaire » fourmille, comme tous les villages, de dames patronnesses atroces, de chaisières épouvantables, mais il ne pouvait s’imposer sans discussion qu’après avoir camouflé celles-ci en présentateurs-vedettes ou en médecins sans frontières au milieu de décors polynésiens avec feu de camp scout tous les soirs.

On a eu bien tort de ne pas se méfier, quand on a vu l’abbé Pierre resurgir d’une des "Mythologies" de Barthes où tout le monde le croyait enterré depuis les années 50. Avec lui, se sont engouffrés dans nos cerveaux Mère Teresa, saint Coluche, Bob Geldoff, le sucré Kouchner, toutes les têtes couronnées de la cordicocratie dominante, c’était la fin de l’âge de l’analyse, la mort de la vision critique, le début d’un nouveau monde. "Quiconque voudrait faire désormais des questions morales une matière d’étude, s’ouvrirait un immense champ de travail", écrivait Nietzsche en 1882. Ce serait malheureusement là, aujourd’hui, une entreprise des plus périlleuses. L’Histoire vraiment cruelle, vraiment réelle, des Variations de la Bienfaisance, avec ses crues, ses crises, ses comédies de folie douce ou furieuse, ce n’est pas demain qu’on l’imprimera, on aurait le monde contre soi. Le pouvoir cordicole ne se sent plus depuis ses toutes dernières conquêtes. Il faut avoir vu les médias chanter le "grand vent d’espoir à l’Est", "la victoire planétaire de la démocratie sur les barbaries", pour comprendre que le triomphe qu’ils célébraient sur des tyrannies ultradépassées était le leur, strictement. N’était-il pas urgent que disparaissent ces despotismes ringards qui privaient non seulement des peuples entiers de pain ou de chauffage, mais surtout de McDo’s, de Club Méditerranée et de "soap opéras" (deux heures de télé par jour et une seule chaîne en Roumanie du temps des Ceausescu !) ? C’est comme "happy end" de feuilleton américain que la décommunisation prend sa vraie signification. Le sang versé à Bucarest ne lui a apporté, sur la fin, que la couleur romantique qui lui manquait ; et puis très vite le conte de fées a repris le dessus : je me souviens que la révolution roumaine elle-même s’est effilochée, vers le 1er de l’an, dans les attendrissantes tribulations de quatre-vingt-trois petits orphelins adoptés par des familles françaises. De même que ce qui m’a le plus frappé, quand s’effondra le Mur de Berlin, ce fut cette jeune femme accourue pour sanctifier l’événement en accouchant, là, sur place, au milieu de la foule en liesse. Cordicopolis supplante Yalta ! Et tout finit par du sirop ! "En un an, le monde a plus changé qu’en dix !" Comme c’est la pub qui a eu cette illumination, vous pouvez vous dire que c’est du toc. Mais pas question de parler trop haut ; ni de révéler, moi, quelle reconnaissance tordue j’ai ressentie envers Ceausescu et les Roumains de nous arracher quelques instants à la prostration de Noël, en 1989, et aux suppliciantes fêtes de fin d’année ; comme, plus tard, j’ai apprécié à sa juste valeur Saddam Hussein relançant l’intérêt, avec son invasion satanique, en pleine torture du mois d’août. Un peu de vinaigre dans tout ce miel… Mais pas question de trop en parler. Dans la grande aube cordicole, tous les loups-garous deviendront roses. Les derniers pays encore en retard doivent être rhabillés Téléthon juste avant la fin du millénaire, remaquillés d’extrême justesse, repeuplés de jouets éducatifs, de bébés-phoques, d’aliments non cancérigènes. Juste à la minute où je parle, l’individu qui tyrannisait l’Ethiopie depuis déjà pas mal de temps vient de filer sans tambour ni trompette [Mengistu Haile Mariam a fui l’Ethiopie le 21 mai 1991 (N. d. É.)]. C’est une excellente nouvelle, bien entendu, mais par-delà le cas de ce misérable, la leçon est facile à comprendre : quiconque sera surpris désormais en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement viré, liquidé, salement sanctionné.

Comment la réalité tiendrait-elle devant de pareils sortilèges ? Les événements n’existant presque plus, il faut en décréter de toutes pièces, et dans le plus grand arbitraire. Le véritable style de l’époque se laisse très bien chiffrer à travers les pseudo-manifestations, par exemple, que planifient inlassablement les bons apôtres des Nations-Unies : "Journée internationale des enfants innocents victimes d’agressions". "Journée internationale de la paix". "Semaine de solidarité contre le racisme". "Décennie des transports en Afrique". "Deuxième décennie de l’eau potable". "Troisième décennie du développement".
Je n’invente rien. Je cite. C’est tout.
Que peut "La Nausée" en face d’un enfant qui meurt de faim ? demande le catéchisme sartrien. Rien, lui répond l’écho fidèle. Mais la Multilatérale Cordicole, elle, sait utiliser à tour de bras, et bien au-delà de toute nausée, les images des enfants morts de faim. La vie est courte, les affaires sont les affaires : aujourd’hui, pour faire gicler l’argent des coffres, il faut au moins, et en "prime time", soulever un linceul, de temps en temps, montrer aux téléspectateurs un bébé somalien, par exemple, qui vient de mourir de la famine. »

Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien

 

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